Irimi : dans le secret du déplacement

Publié le 8 Décembre 2019

Hélène Doué, Stage Technique en 2017, Photo : Pascal Raynaud

Hélène Doué, Stage Technique en 2017, Photo : Pascal Raynaud

Attention : Cet article est une version mise à jour d'un billet paru dans Dragon Magazine HS spécial Aïkido au printemps 2018. Quelques (rares) éléments sont revus et corrigés pour une meilleure compréhension du lecteur.

 

En Aïkido, il n’est pas inexact de dire que nous débutons tous par la découverte du déplacement à travers Irimi. Nous apprenons très vite la signification de ce mouvement par son sens direct à savoir la combinaison de deux notions : Iru qui veut dire entrer et mi qui désigne le corps du partenaire.

A titre personnel, j’ai appris que pour effectuer irimi, il nous faut réaliser un seul pas, en avançant la jambe arrière ou en réalisant un pas glissé  pour maintenir la jambe avant. Ce déplacement n’est pas rectiligne et va parfois s’adapter afin de sortir aussi discrètement que possible de la ligne pour ne pas être touché par le partenaire tout en capturant clairement son espace.

Nous apprenons au départ à relever la tête, à acquérir une conscience périphérique.  Alors que nous nous tenons debout depuis l’enfance, nous observons pourtant tous nos pieds par erreur pour effectuer quelque chose d’élémentaire. Je me rappelle avoir pris lentement conscience à cette étape que marcher, bouger mon propre corps, et le mettre en mouvement dans un espace donné prend un sens complètement nouveau lors de l’utilisation de irimi.

Ce dernier, comme un être à part entière, est devenu peu à peu mon premier camarade de pratique. Tantôt complaisant. Tantôt adversaire. Tantôt traître.

Une fois ces éléments globalement intégrés viennent alors les premières questions « innocentes » qui vont rappeler quelques souvenirs amusés à nos professeurs :

A quoi sert d’entrer dans le corps du partenaire ? Pourquoi cette rencontre ? Et pourquoi entrer ?

Un peu plus tard, j’ai appris ensuite au contact de Philippe Gouttard que la façon la plus simple d’éviter le danger d’une attaque du partenaire est justement de se trouver à l’intérieur du danger. De se trouver dans l’œil du cyclone. D’être présent à une distance assez courte pour entrer, dans le sens d’une prise centrale, d’une capture, afin d’agir pour déconstruire uke à travers les premiers outils techniques dont nous disposons.

Pourquoi entrer ? Parce que nous sommes au cœur de la rencontre avec le partenaire et en capacité d’influer sur son avenir. Nous sommes également à une distance où nous pouvons agir sur sa capacité à se protéger tout en limitant la capacité du partenaire à se défendre. J’ai donc découvert en ce sens que l’action est au cœur d’irimi et qu’irimi est au cœur de l’Aïkido

Après mes deux premières années d’étude, j’ai cependant imaginé ensuite ce déplacement comme un préalable, une sorte de formalité. Je tentais de concentrer mes efforts sur la technique en utilisant cette politesse élémentaire des pratiquants d’Aïkido. Bien souvent, je me suis heurté à quelques illusions où j’imaginais maîtriser mes pieds et mon corps par ce simple « pas de danse ». De nombreux compagnons de tapis, parfois plus expérimentés ou non, demeuraient comme moi dans l’antichambre de ce mouvement où nous imaginions ensemble saisir complètement le concept tout en ayant quelques doutes sur le fait que d’autres réalités subsistent derrière notre perception personnelle.

Nous mettions encore tous nos efforts sur la technique en négligeant le reste, comme si nous utilisions là un tournevis pour monter une étagère.

C’est alors que j’ai compris peu à peu que d’autres consacraient toute leur existence martiale à étudier l’utilisation du corps en observant des enseignants comme Kuroda Tetsuzan, Hiroshi Tada, Hino Akira, Akuzawa Minoru, Tobin Threadgill, Christian Tissier, Philippe Grangé ou encore Léo Tamaki. A leur contact, le déplacement lui-même est à la fois le fond et la forme, irimi n’étant pas seulement un pas vers l’avant mais un principe à part entière.

 

Irimi version débutant 2017, Photo : Pascal Raynaud

 

Redécouvrir Irimi :

Je m’explique : Irimi est à l’image de ces nombreux concepts d’Aïkido que nous pensons bien connaître sans pour autant les comprendre dans toutes ses dimensions. Si je vous parle, par exemple, de relâchement en Aïkido (ou bien de façon générale), vous allez immédiatement imaginer un concept que nous tenons pour acquis.

Relâchement veut dire « être relâché » pardi ! Pour un pratiquant lambda et à fortiori pour un débutant, n’oublions pas que nous prenons bien évidemment l’information au premier degré. Si votre professeur vous dit : « relâchez-vous »…alors vous devenez mous du bras, de la main, du cou, ou de la jambe en imaginant que le mouvement va se réaliser sans l’utilisation des chaines musculaires. Nous confondons pourtant ici relâchement et état de neutralité du corps.

Autres écueils, autre exemple, vous avez bien souvent entendu parler du fait qu’on « utilise pas de force en Aïkido » n’est ce pas ? Lorsque votre professeur vous précise que vous ne devez pas utiliser la force vous tentez donc immédiatement de devenir flasque... Sans doute, imaginons-nous (moi le premier) à ce moment de notre découverte que le corps peut générer de la force ex nihilo, d’une façon magique dans un état second de pratiquants guimauves. Nous confondons ici simplement force musculaire au sens littéral et force en action ou transfert de puissance.

Pour en revenir à Irimi, il s’agit lui aussi du premier d’une longue liste d’outils de notre art que nous appréhendons mal, comme un concept fermé ou su en apparence. Un pas est un pas alors nous avançons.

En réalité, nous ignorons tout. Cet état de nos connaissances du mouvement est superficiel. Les éléments de ces concepts sont tout simplement mal compris pour de nombreuses raisons à commencer par le fait qu’ils sont traduits et qu’en réalisant une traduction simple du Japonais originel vers l’Anglais ou le Français, nous extirpons là plusieurs facettes nécessaires pour compléter notre appréciation profonde de l’équation. Cette dernière vient donc malheureusement sur le tard avec la pratique, le partage, la recherche ou bien l’observation.

Ainsi au sujet d’irimi, les adages communément attribués à Moriheï Ueshiba affirmant que l’Aïkido est 90% d’atemi (n.d.a : une frappe) ou bien que l’Aïkido est uniquement atemi et irimi sont également mal interprétés. De nombreux experts bien plus compétents que votre serviteur vont d’ailleurs dans le sens de cette analyse (n.d.a : pour débuter comme moi sur ce sujet de recherche je vous invite à compulser notamment l’article du 22 août 2012 d’Ellis Amdur intitulé sobrement « Irimi » pour l’Aïkido Journal et l’ouvrage Hidden In the plains sight).

Irimi peut être effectivement atemi à partir du moment où, par le déplacement, nous sommes en mesure d’agir sur la structure du partenaire. Irimi est une action et non un outil. Irimi est autant un taï sabbaki (n.d.a : déplacement du corps) qu’un principe en soit pour développer de la puissance interne. Le transfert du corps est un transfert de force pouvant amener à une prise de contrôle, à une technique, et même à une frappe ou une percussion de n’importe quel point donné du corps où cette puissance est transposée ensuite. Irimi est donc bien « entrer dans le corps du partenaire » tant par le fait de prendre son espace que d’intervenir sur sa ligne centrale et surtout de le décomposer dans n’importe quelle position lors d’un déplacement.

Il s’agit en réalité bien d’avantage « d’une coupe avec le corps », rappelant un mouvement de kenjutsu comme un Kiri Otoshi de l’école Itto Ryu (d’ailleurs très proche du Daito Ryu et de l’Aïkido) que d’un mouvement naturel ou une contre-attaque.

Disons le tout net, ce travail sur irimi va donc souvent échapper à la majorité des pratiquants. Par la pratique, on va bien sur se rendre compte assez vite que « certaines choses marchent » avec le bon placement ou le bon timing, que la technique est simplement facilitée sans comprendre réellement pourquoi. Communiquer de la puissance « transparente » au déplacement va demander un tout autre niveau de travail que de simplement faire ce pas évident que nous évoquions au départ. Il s’agit d’une étude de longue haleine que nous ne pouvons toutefois pas débuter sans redécouvrir en premier lieu cet autre sens de irimi et ses corollaires. Elle signifie également l’étude de l’apprentissage du corps à travers ses déplacements, ses transferts de poids, sa structure interne, et différents principes d’utilisation du squelette, de non-utilisation des antagonistes et d’utilisation fine de la tension musculaire et de la gravité.

 

Akuzawa sensei, Aikitaikai 2018 (Photo : Aiki-kohai)

 

Irimi à travers le corps aïki :

Dans mon exploration du principe irimi au fil des ans, je demeure toujours novice dans la matière d’appréhender sa face interne. A ce sujet de nombreux témoignages des enseignants du Hombu Dojo indiquent que, si Moriheï Ueshiba s’entrainait à titre personnel au développement interne, il n’enseignait pas officiellement sur le sujet. On peut donc en déduire qu’il convient de chercher par nous-mêmes les autres réponses cachées à la fois dans l’enseignement d’O senseï, dans celui de ses maîtres et disciples mais également dans l’étude d’autres koryus et notamment les disciplines « parentes » de l’Aïkido.

Cette affirmation est très décevante pour un débutant. On pense toujours que nos professeurs savent répondre à tout. Je l’ai toutefois apprécié comme une chance de prendre en main un corollaire indispensable de notre pratique quotidienne. Ainsi, on découvre de nombreuses pistes au fur et à mesure des stages, des rencontres, de l’étude, de l’observation et des différentes lectures autour des arts martiaux.

Dans ce voyage, j’ai compris peu à peu qu’il était nécessaire d’avoir un bagage solide (que je n’ai surement pas encore) avant d’appréhender les aspects internes d’une discipline comme l’Aïkido. En revanche, il est important de se rendre compte que l’aspect purement technique de notre art et le développement interne de notre corps sont deux cheminements distincts. Un pratiquant peu passer ainsi trente ans à étudier une technique ou un principe sans pouvoir autant savoir comment développer de la puissance interne avec irimi. A contrario, un étudiant correctement guidé et motivé peut commencer à réfléchir en deux ou trois dimensions dès ses premières années.

Irimi pouvait donc aussi demeurer ad vitam aeternam ce pas éternellement vide de sens à moins de travailler « le corps aïki » dont j’ai entendu parler pour la première fois au contact de Philippe Grangé et à la lueur des travaux d’Ellis Amdur puis de l’ouvrage « Transparent Power » de Tatsuo Kimura. Le principe Aïki pour reprendre justement les mots de Philippe Grangé dans une interview sur le sujet est « un concept qui comprend l’utilisation de divers domaine comme la stratégie martiale, la biomécanique, la neurophysiologie, et la psychologie pour neutraliser l’agression. » Par définition, se forger un corps aïki (aïki no rentaï, un corps conditionné pour utiliser ce principe et ses corollaires) est un travail au-delà de la technique pure nécessitant le développement du corps et le polissage de différentes compétences et sensibilités comme le transfert de force, la neutralité du corps ou encore la lecture de l’intention.

Pourquoi évoquer spécifiquement le travail du corps Aïki à propos du déplacement irimi me direz-vous ? Car tous ces éléments de construction sont intimement liés comme le révèle l’ouvrage Aïkido No Ogi de Keisetsu Yoshimaru, traitant de l’enseignement de Yukiyoshi Sagawa (élève de Sokaku Takeda et maître de Daito Ryu Aïkijujutsu, discipline mère de l’Aïkido). En effet, les notes compilées de Sagawa senseï concernant le développement du corps aïki présente un grand nombre d’exercices étroitement connectés à la neutralité du corps, à la lecture de l’intention, à la connexion avec le partenaire mais surtout au déplacement du corps dans l’espace. La plupart des ces déplacements incluent bien entendu des mouvements basiques en apparence comme Irimi tenkan (à travers par exemple Taï no Henka ou Henko selon les différentes terminologies usitées) de façon innocentes et implicites pour construire le corps aïki.

Même si la « méthodologie » du Daito Ryu Aïkijujutsu de Sagawa senseï n’appartient qu’à lui (ou son école) et se retrouve très difficilement en Aïkido, on comprend aisément qu’irimi est un mouvement fin à la base d’un corpus de principes fins. Qu’on considère qu’il y a rupture entre l’enseignement de Sokaku Takeda et celui de Moriheï Ueshiba où, comme je le considère à titre personnel, que cette rupture franche soit plus tardive, les faits sont là : l’origine d’irimi est complexe et ne s’arrête absolument pas à un déplacement pur pour saisir l’initiative lors d’un échange.

C’est un chantier infini qui s’ouvre donc ici pour maîtriser une qualité de déplacement afin « d’entrer » dans le corps du partenaire, de prendre possession de lui et d’agir à un niveau de raffinement plus élaboré que de lui cogner brusquement dedans et d’empoigner son centre de gravité en utilisant des capacités purement athlétiques.

A ce stade de notre analyse, j’espère finalement avoir ouvert la porte à votre curiosité. Je n’ai nullement la prétention de vous exposer « comment » poursuivre l’étude (comment le pourrais-je ?) mais simplement pourquoi il est indispensable de mener un travail approfondi au-delà de l’apprentissage du catalogue technique.

Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne chasse aux trésors. Et bien sur, à faire attention aux gestes en apparence naturels et aux savoirs prétendument acquis.

 

Irimi version Luo Dexiu, 2018

 

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Arts martiaux, #Aunkai, #Pratique de l'Aïkido

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M
Très bonne explication du concept
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A
Un grand merci pour ton retour ! Je publierais d'autres articles sur les principes de l'Aïkido très prochainement.