L'incertitude : Cette liberté que garde l’expérimentateur.

Publié le 10 Février 2023

Morihei Ueshiba et Hiroshi Tada (uke)

Morihei Ueshiba et Hiroshi Tada (uke)

Attention : Cet article est paru précédemment dans la nouvelle version de Dragon Magazine, HS spécial Aïkido sous une version légèrement simplifiée. L'article a été remis à jour dans sa version 2023. Bonne lecture.

 

L’Aïkido est probablement le seul Budo où l’incertitude est souvent un paramètre inacceptable. En opposition avec son objectif initial, il s’agit d’un art martial de liberté dans une rigueur si terrible que la liberté est bien souvent étouffée par le dogme, par le geste, ou pire par la chorégraphie.

Comment trouver cette liberté dans la contrainte ? Comment l’intégrer à notre enseignement où, bien souvent, tout est codifié ? Peut-on seulement y obtenir la spontanéité vitale d’un mouvement ? Est-il même souhaitable de libérer et pouvons-nous en payer le prix de l’inévitable comparaison ?

Serait-ce une merveilleuse idée pavée d’illusions ? Tentons d’imaginer un futur où l’Aïkido deviendrait par choix un animal sauvage.

 

 

La pureté s’obtient dans le trouble :

Nous n’aurions pas ensemble cette réflexion si historiquement quelque chose n’avait pas échappé aux pratiquants d’Aïkido encore honnêtes avec eux-mêmes et avec les autres : la spontanéité. Le risque. La saveur tiède de l’assaut. La fureur d’un geste mal conçu dans l’improvisation d’un échange soudain. La sensation du danger inspiré par l’inconnu.

Nous avons si parfaitement oublié d’où vient l’Aïkido, ce qu’il su produire, ce qu’il représentait pour des gens dont la guerre était une affaire sérieuse que tout est devenu fade. Nous avons même magnifié cette fadeur, optant pour sa perfection dans un ensemble vu à l’avance. Nos partenaires sont devenus des ombres, des invisibles, des jouets, des amis dans le meilleur des cas. Il ne restera bientôt plus rien d’un passé où uke était appelé Teki, l’ennemi, par Moriheï Ueshiba, fondateur de l’Aïkido ayant cherché toute sa vie à obtenir sa liberté de pratique pour pouvoir enfin clamer Aïki to wa Aï nari : L’Aïki est amour.

Combien de chaines furent ôtées pour pouvoir dire cela ? Combien d’adversaires affrontés ? Combien de fois Sokaku Takeda fut vexé par son élève favori ? Combien de combats bien réels furent menés pour obtenir cette sagesse ? Comment comprendre enfin le « laisser agir » si l’action est déjà connue ?

Commençons par expliciter une chose : pour se libérer d’une contrainte, il faut déjà pratiquer longuement cette contrainte. Répétons-le : Il faut déjà l’expérimenter, la vivre, la soupeser, la respecter, l’aimer ou la détester pour s’en affranchir ensuite.

Si demain l’Aïkido devenait plus libre de lui, tout le monde devrait commencer par comprendre que cette liberté s’achète. Qu’elle doit se vivre tout d’abord par la convention, par le code, par l’étiquette, par la répétition ou parfois l’imitation du geste déjà fait avant par des milliers de pratiquants dans les milliers de dojo qui pratiquent l’art de la paix.

Nous ne devons pas nous leurrer sur le fait que l’Aïkido est une méthode d’éducation, un Budo Japonais, et l’éducation débute par la première loi naturelle si chère à Gabrielle Tarde qui veut que l’innovation se propage par l’imitation.

Une fois posé ce préalable important qu’un grand nombre de pratiquants vont trouver bien suffisant dans le confort d’une pratique quotidienne, imaginons à présent l’impossible. Sans chercher l’efficacité du geste, posons-nous la question de savoir quoi faire si demain nous souhaitons un Aïkido plus surprenant, plus cru, très différent d’un échange codifié.

Et si, comme dans la plupart des arts martiaux asiatiques, nous passions demain de la pratique du katageiko 形稽, omniprésente en Aïkido comme une sorte de grammaire indispensable et désignant une séquence technique définie à l’avance, à la pratique en forme de bunkaï par exemple ? Après tout, Motobu Choki avait coutume de dire qu’un kata sans bunkaï, c’est comme un shamisen. Un beau son mais vide à l’intérieur.

 

 

Le trouble se maîtrise par l’expérience :

Ce parallèle à la fois osé et étrange avec la pratique du karaté peut vous surprendre. Essayons toutefois d’imaginer un avenir où, après l’apprentissage des gestes et des techniques codifiées pour obtenir votre shodan, les choses deviennent plus sérieuses, moins lisses et on le bunkaï pourrait s’imposer dans une pratique plus libre.

C’est une expédition dont la destination ne sera pas connue à l’avance. En Goju Ryu, le kata est d’ailleurs pratiqué à deux comme en Aïkido dans l’optique plus juste de renforcer l’enseignement du bunkaï. Imaginer la liberté de l’Aïkido à travers le bunkaï, c’est enfin commencer par remonter le temps et imaginer le pourquoi du geste afin de comprendre sa raison d’être. Nous aurions enfin le devoir de nous interroger sur l’atémi et sa raison d’être, sur la distance, sur le timing et plus difficilement encore sur l’efficacité ou non du geste à travers des réponses peu ou pas codifiées.

Moriheï Ueshiba a connu la guerre, les modifications réalisées dans sa pratique du Daito-ryu aïkijujutsu sont anecdotiques, les modifications également réalisées avant et après la guerre relèvent de la légende urbaine désormais déconstruite. Son art, enseigné très sérieusement aux forces armées, à la terrible kempetaï, à ses élèves issus ou non des corps les plus exigeants de l’armée Impériale Japonaise, n’était pas fait pour se figer à jamais dans des échanges préparés à l’avance. Sa violence devenait permise par son expérience, sa capacité à combattre un adversaire et non un partenaire et d’avoir enfin de la compassion pour lui.

Allant d’un point A à un point B, l’art du fondateur s’est confondu dans la violence, dans le goshin (l’auto-défense) avant l’amour de celui sur qui la technique était finalement appliquée. C’est à travers cette violence que la non-violence est devenue un but à atteindre et que le respect de l’intégrité du partenaire a finalement pris tout son sens.

C’est d’ailleurs dans ce sens efficace qu’il fut introduit en France dans les années 50 sans que finalement, soixante-dix ans plus tard, la majorité des pratiquants ne s’en souviennent. Cette méthode d’autodéfense était vendue aux occidentaux comme un art efficace au service du développement de l’homme et non comme une méthode de développement personnel New-Age se suffisant à elle-même.

L’avantage d’un travail en forme de bunkaï permettrait donc aux pratiquants d’exprimer un peu ce que la technique d’Aïkido est censée vouloir dire. Des pratiquants moins complaisants, une vitesse d’exécution réelle, une incertitude globale dans l’attaque que produira l’attaquant obligeant enfin à ne pas aller au plus simple, c’est-à-dire la répétition.

Attention toutefois, le bunkaï reste également une forme de travail codifié qui pourrait permettre d’inclure une étape intermédiaire indispensable entre le katageiko et le travail entièrement libre qu’un pratiquant avancé est en droit d’attendre. De nombreux bunkaï deviennent également des exercices préparés qui s’apparentent parfois à des démonstrations mais même un ersatz de ces démonstrations permettrait de libérer une partie du potentiel phénoménal de l’Aïkido. Il s’agirait ici d’adapter plutôt ici nos traditionnels taninzugake (randori) en y imposant des attaques différentes, parfois non préparées ou déclenchées à des moments les plus opportuns, avec des techniques connues du pratiquant dans un contexte où celui-ci est poussé dans ses retranchements contre un ou plusieurs partenaires ou même un plus grand nombre de possibilité.

 

 

L’expérience se ressent dans la pratique :

Imaginons enfin qu’après la répétition du kata, l’analyse et l’interprétation par le biais d’un travail en forme de bunkaï, la pratique libre devienne la seule règle à suivre en Aïkido. En effet, nous savons tous que les randori actuels sont codifiés à outrance et qu’un pratiquant sait à l’avance qui va exécuter la technique et qui la subira. Uke ne résiste jamais bien longtemps car le principe de non-opposition lui impose d’accompagner un geste qui devient souvent vide de sens. Personne n’est dupe sur le fait que les dés sont pipés et, par conséquent, nous pouvons toujours faire le choix d’en tirer parti en poursuivant la répétition inlassable du geste ou lui donner enfin une raison d’être. Cette liberté n'est pas obligatoire et c’est actuellement notre choix de ne pas en saisir l’intérêt.

Nous sommes toutefois le seul art martial pratiquant ainsi. La plupart des Budo possède tous l’objectif de pratiquer avec un adversaire ou même un partenaire vivant, y compris dans un contexte non compétitif. De même, un pratiquant avancé du Budo doit un jour « casser le kata », soit en travaillant à plus haute intensité à minima, soit en tentant une approche plus réaliste, soit en utilisant spontanément ses connaissances techniques contre un partenaire qui lui aussi, peut également utiliser différentes attaques pour donner de la vie à l’ensemble.

Alors, pourquoi ne pas nous imposer régulièrement des instants libres dans notre pratique de l’Aïkido à travers un cadre respectant nos principes ? Par peur que rien ne puisse actuellement fonctionner ? Par paresse ? Par crainte que la libération de notre Aïkido sonne le glas d’une pratique de consommation confortable dans laquelle beaucoup se sont installés ?

Imaginons un monde où l’Aïkido pourrait demander régulièrement une pratique totalement libre à ses pratiquants ? Serions-nous encore capables d’en faire quelque chose ou resterions-nous là, l’œil fixé sur notre enseignant, attendant benoitement ses consignes et les règles du jeu ?

De même, pratique libre ne doit pas signifier pratiquer sous forme de Jiu-waza où bien souvent, l’opportunité d’une pratique libre se transforme en un sous-produit du bunkaï dans le meilleur des cas ou bien une nouvelle opportunité de pratiquer les kata de l’Aïkido en répétant uniquement les exercices revus quelques minutes ou quelques heures plus tôt.

Pratiquer librement devra être, là aussi, une exploration dont le but n’est pas encore connu. Tori pourra essayer de s’adapter aux attaques proposées par son partenaire pour lui formuler une réponse adéquate. Uke pourrait y réagir de façon entièrement naturelle, sans que le résultat ne possède une quelconque importance.

Cette pratique ne sera toujours pas la réalité du combat, que seul le combat hors du contexte de la pratique pourrait révéler, mais pourra enrichir l’Aïkido d’une vie qui lui était acquise lorsque tous ces pratiquants d’avant-guerre connaissaient déjà d’expérience la réalité cruelle d’un échange ou il existe un perdant et un gagnant, celui qui revient en vie. Elle donnerait plus de qualité, plus de réalisme et probablement un peu plus de richesse dans ce cadre suranné où la plupart aiment à répéter inlassablement la même exécution technique.

Pour finir sur ces réflexions, souvenez-vous que ce futur martial est hypothétique mais le déclin de l’Aïkido lui, est bien réel. Il ne s’agit pas de dénaturer notre art pour qu’il puisse nous survivre mais bien de lui rendre la vie, au risque peut être d’imaginer des voies nouvelles.

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Arts martiaux, #Pratique de l'Aïkido

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article