L’homme dragon, Chroniques de Moriheï Ueshiba n°6 : Ce vieil homme qui nous laisse un message

Publié le 15 Septembre 2022

O sensei en méditation au sommet de l’Haleakala sur l’île Maui

O sensei en méditation au sommet de l’Haleakala sur l’île Maui

Attention : Cet article est paru précédemment dans la nouvelle version de Dragon Magazine, HS spécial Aïkido sous une version légèrement simplifiée. L'article a été remis à jour dans sa version 2022 et les notes, parfois incomplètes, de la version papier, ont été reprises pour une meilleure compréhension. Bonne lecture.

 

Chaque école d’Aïkido possède sa vision du parcours hors-normes de Moriheï Ueshiba, fondateur de l’Aïkido. Mais connaissons-nous vraiment l’homme derrière le précurseur ? Dans cette sixième et dernière chronique, abordons ensemble la question du développement mondial de l’Aïkido et de la parenté de la discipline.

 

 

L’ouverture vers l’ouest

Avec l’acquisition d’une renommée naissante à l’internationale, Moriheï Ueshiba est désormais devenu une icône des arts martiaux japonais. Bien qu’il ne revienne enseigner à Tokyo que dans les années 50 (soit environ 8 ans après la naissance officielle de la discipline) pour des raisons autant personnelles que politiques, son rôle en dehors d’Iwama est désormais celui d’un promoteur pacifique de l’Aïkido.

Rappelons à nouveau que le nom du dojo principal, désormais appelé « Aïkido Hombu Dojo de la fondation Aïkikaï », est transféré d’Iwama vers Tokyo à partir de 1953, confirmant le retour final de l’administration de l’Aïkido à la capitale. Coté communication, c’est également la naissance de l’Aïkikaï-ho (futur Aïkido shinbun, organe de presse de la fondation) dont les parutions débutent à partir de 1950.

Le travail immense de Kisshomaru Ueshiba, accompagné de ses bienfaiteurs et quelques anciens, impulsé par la fondation Aïkikaï va confirmer la volonté d’ouverture de l’Aïkido vers l’ouest, conformément à la déclaration d’intention transmise aux autorités d’occupation d’après-guerre. C’est cette vision à long terme qui va donner le ton de l’ensemble des actions futures des décideurs de la discipline. Cette ouverture volontaire est également conforme aux attentes de la société japonaise d’après-guerre dont le regard est aussi tourné vers l’ouest. Les éléments de langage sont désormais ceux de la démilitarisation, de l’apaisement et de la compréhension mutuelle entre les peuples. Le Budo est présenté comme un bienfait éducatif et non un art tourné vers la guerre.

Comme son grand frère le Judo, l’Aïkido entame donc sa révolution apaisée à destination des Occidentaux. Quelques élèves des deux disciplines (dont Minoru Mochizuki) sont les premiers artistes martiaux à faire connaître leur vision de l’Aïkido sous ces nouveaux hémisphères à l’invitation de Mikinosuke Kawaishi[1], installé sur place depuis les années 20 (et en France depuis 1935).

Par ce solide réseau, un certain André Nocquet va s’initier à l’Aïkido auprès de maître Mochizuki de 1949 à 1952, puis auprès de Tadashi Abe qui voyage dans toute l’Europe dans les années 50. C’est finalement sous la tutelle du ministère français des affaires culturelles et d’un célèbre ami de sa famille (le très influent Georges Duhamel[2]) qu’André Nocquet se rend au Japon afin de renforcer les relations culturelles entre les deux pays. Itsuo Tsuda va assurer régulièrement auprès de lui la traduction nécessaire à l’ensemble de son intégration.

Premier élève interne étranger de Moriheï Ueshiba, André Nocquet n’est que le premier d’une liste qui va s’allonger très vite[3].

 

O sensei et Terry Dobson

 

Le temps des pionniers

Les années 50 sont bien connues des pratiquants comme le temps des pionniers de l’Aïkido mondial. Si l’ouvrage et le détail de chacun de ces senseï n’est pas le propos de cette chronique, on peut considérer toutefois que les élèves directs de 1ière ou de 2nd génération sont presque tous formés à cette période pour répondre à l’impérieuse mission de diffusion d’une vision nouvelle de l’Aïkido.

Cette vision est justement le sacerdoce de chaque pratiquant aujourd’hui. Bien qu’approuvée sans nul doute par le fondateur lui-même, elle représente, admettons-le, autant le fruit du travail de modernisation de Kisshomaru Ueshiba, Koichi Tohei et quelques soutiens de l’Aïkikaï qu’une création pédagogique de Moriheï Ueshiba lui-même absorbé par sa quête personnelle et ses considérations ésotériques. Admettons que sans l’effort de ces disciples pour « décrypter » le maître original, l’Aïkido lui-même resterait le fruit réservé de quelques élites triées sur le volet.

Sans que cela soit péjoratif, on peut dire également que cette période d’expansion fondamentale marque justement le point de non-retour d’une profonde différence entre la pratique courante du fondateur et celle de ses nouveaux disciples détenant chacun leur propre interprétation de ce qu’ils ont reçu influencée à différents degrés par l’évolution pacifique de l’Aïkido pour la plupart.

Enfin, si les chroniques précédentes s’interrogent sur le fait que la nomenclature technique d’O-senseï n’a pas changé de façon fondamentale avant et après la guerre comme va le démontrer le parallèle entre Budo Renshu (premier ouvrage technique officiel d’avant-guerre de Moriheï) et Maki No Ichi (premier ouvrage d’Aïkido du fondateur offert pour servir de référentiel), on peut considérer que le fond du discours d’O-senseï est apparu plus complexe au fil des ans. Cette complexité, impossible à transmettre en l’état, doit tout de même être préservée et respectée autant que la vulgarisation technique dont elle fait l’objet tout comme la pierre de rosette est respectée au même niveau que les hiéroglyphes. Elle creuse cependant le fossé définitif entre l’origine de l’Aïkido et son évolution.

On peut donc dire que cet âge d’or aurait agi profondément sur tous ses acteurs. De la nouvelle génération d’élèves prête à bouleverser le globe au fondateur lui-même, prenant du recul sur la direction future de son art dont il a laissé volontairement  son fils en orienter la vision pour les générations futures.

Ce « vieil homme » comme il se surnomme désormais lui-même, a sans doute dépassé l’ensemble de ces considérations pour privilégier sa recherche la plus intime. Le maître partage désormais son temps entre l’étude dans son dojo personnel et les visites régulières sur les sites majeurs de l’Aïkido. Il finira toutefois par retourner vivre de façon permanente à Tokyo dès le début des années 1960. Le cours du matin de 7h devient à cette période une sorte de lieu de pèlerinage pour tous ceux désireux d’approcher celui que toutes et tous vont désormais reconnaître comme « le grand maître" (O-senseï). Sa technique devient pour la postérité ce qu’on appelle Kami-waza soit une « technique divine » indescriptible et jugée « parfaite ». Quelques après-midi, Moriheï Ueshiba exécute aussi des démonstrations dont quelques sources gardent encore une trace visuelle ou écrite pour la postérité.

 

O sensei à Iwama

 

Takemusu aïki

A l’inverse de la vision moderne de l’Aïkido diffusée au grand public, notons que le discours du fondateur va rester d’une complexité mystique insondable pour la plupart de ses proches, y compris ses élèves les plus chevronnés[4]. S’il est encore impossible de fixer le point de départ précis de cette façon d’exprimer l’Aïkido à son public, on peut avouer sans honte qu’il est vain pour la presque totalité des élèves de saisir le propos cryptique de Moriheï Ueshiba à la fin de sa vie.

De même, sur les deux dernières décennies de son existence, certains témoignages affirment qu’O-senseï prénommaient sa pratique d’une façon différente en rapport avec une vision désormais particulière de ses recherches.

Avançons toutefois quelques hypothèses sans affirmer une quelconque vérité.

Peut-on tout d’abord considérer que cette profondeur mystique est la marque d’un changement technique fondamental ou bien qu’elle se trouve en rapport avec son illumination spirituelle auto-proclamée datant de 1925 ?

Probablement non puisque le fond technique avant et après l’expérience mystique d’O-senseï n’a pas changé à un niveau fondamental comme nous pouvons le démontrer de nos jours à travers des sources déjà évoquées. Le « Satori » déclaré du fondateur a pu amorcer, en revanche, une démarche plus profonde dans sa recherche martiale aboutissant peut être à son retrait vers Iwama dans les années 40.

Cette hypothèse serait appuyée notamment par le triple sens de Takemusu aïki qui signifie d’une part le rapport entre le travail de la terre et le Budo (bu-no-ichinyo) mais constitue d’autre part une référence simplifiée à l’Ameno Murakumo Samuhara aïkido (la voie de Ameno Murakumo Kuki Samuhara Ryu Okami, roi-dragon et ange gardien de Moriheï selon ses déclarations). Notons que ce « roi-dragon » serait l’agent principal de « l’épiphanie » d’O-sensei.

Arrêtons-nous enfin sur le dernier sens profond de Takemusu Aïki, celui qui est probablement le plus galvaudé. Il s’agit de l’une des interprétations littérales du terme Takemusu aiki signifiant « force d’harmonie valeureuse et créatrice » mais d’autres affirment y voir la signification d’un renouveau technique. Un lecteur averti est censé également y trouver un ensemble de significations profondes liées à la fois à la cosmogonie complexe du background religieux d’O-sensei mais aussi la valorisation des principes généraux du Budo…

Gageons que cette interprétation ne sera jamais entièrement comprise par la quasi-totalité des pratiquants et qu’il est vain d’y voir un code secret destiné à une élite ou à destination spécifique de quelques élèves d’un disciple direct en particulier. Inspirées par ses multiples expériences religieuses imbriquées entre elles, O-senseï y voyait-il lui-même le secret de sa pratique ou bien une réalisation spirituelle ? Un expert actuel est-il seulement capable de le dire ?

 

O senseï en démonstration à Hawaï en 1961 (uke : Tamura sensei)

 

Les derniers instants

En 1961, Moriheï Ueshiba se rend pour la seule et unique fois aux états unis. La raison de ce voyage est double, tout d’abord inaugurer le premier dojo construit aux états unis exclusivement pour la pratique de l’Aïkido, ensuite pour bâtir ce qu’O-senseï estimera comme un « Pont d’argent » puis d’autres ponts afin d’unir les autres pays entre eux.

Pacifisme accrédité ou non selon les sources, cette déclaration intemporelle du fondateur est à interpréter dans la ligne des propos de l’Empereur Hirohito lors de la capitulation du Japon qui souhaite également l’ouverture de cette « ère de paix grandiose ».

L’ensemble des démonstrations données à Hawaï font l’objet de vidéos documentées mais O-senseï y apparait très peu en dehors des rituels de purification du Dojo. A cette période, la santé du fondateur commence effectivement à décliner petit à petit même si le secret est bien gardé. La pratique de Moriheï Ueshiba, jugée parfois « divine » pour certains, « éthérée » pour d’autres, qu’on peut apercevoir sur les documents vidéos les plus tardifs démontrent plutôt d’une adaptation réelle du vieil homme à cette situation que d’une vision technique nouvelle. Loin d’être péjoratif, on peut y voir l’effort du maître pour transmettre l’essentiel sans la mobilité qui lui fait désormais défaut.

La dernière démonstration publique de Moriheï Ueshiba date du 12 janvier 1968. Un art plus tard, une légende du Budo s’éteint, frappée par un cancer du foie, le 26 avril 1969.

L’homme laissera derrière lui un héritage immense, porté par son fils et ses élèves à travers le monde entier. Bien loin de posséder tous les pouvoirs, et la paternité de tous les faits incroyables qu’on lui prête, l’homme-dragon restera pourtant une référence martiale incontestable. Son dévouement pour l’Aïkido désormais pratiqué dans plus de 95 pays ainsi que son niveau exceptionnel fait encore l’unanimité de tous.

 

 

Bibliographie :

- Aïki-kohaï/Pierre Fissier. Essai sur l’origines des armes en Aïkido. 2017.

- Alexander C. Bennett « Kendo, Culture of the Sword ».

- Biographie d’André Nocquet, Le Premier Uchi Deshi étranger d’O sensei Ueshiba Morihei. Guillaume Erard, 2 février 2013.

- Chris Li : 1 « Ueshiba-ha-Daïto-Ryu-aiki-jujutsu » Blog de l’Aïkido Sangenkaï, 20 mai 2017, 2 « Maki no ichi, Ueshiba’s first book on Aïkido », mai 2016 et « Three Doka and The Aiki O-Kami », avril 2016.

- John Driscoll « Correlation of Aïkido and Daito-ryu Waza ». Aïkiweb.

https://www.aikidosangenkai.org/downloads/aikido-daito-ryu-correlation.pdf

- Kisshomaru Ueshiba, L’esprit de l’Aïkido, Budo éditions, 1998.

- Kisshomaru Ueshiba. L’Aïkido,l’œuvre d’une vie, Budo éditions, 2010.

-L’interview de Stanley Pranin par Aïki-web, Août 2000. http://www.aikiweb.com/interviews/pranin0800.html

- La Chronologie de Stanley Pranin à propos de Moriheï Ueshiba et Sokaku Takeda, Aïkido Journal. Consulté en 2016/2017.

- Mark Murray, « The Ueshiba Legacy » Part 1 and 2, Novembre 2015 et Mai 2017.

https://www.aikidosangenkai.org/blog/ueshiba-legacy-mark-murray/

-Dans les pas du gentleman blanc obèse de l’Aïkido, Budo No Nayami. Article de Léo Tamaki du 2 mars 2019

-  Riki Moss et Terry Dobson, « An Obese with gentleman in No Apparent Distress ». A Novel. 2009

-Takemusu Aïki Vol 1, Hideo Takahashi traduit par Pierre Régnier. Broché. 20 mars 2006.

 

[1] Etudiant en Ju-jutsu à la Dai Nippon Butokukaï jusqu’à la fin des années 1920, Kawaishi quitte le pays afin d’enseigner les arts martiaux et notamment le Judo. Il débute en France l’enseignement du Judo dans les années 30. Il s’agit d’un des plus grands pionniers du Judo Français et un théoricien d’avant-garde de la discipline. On lui attribue régulièrement le système de grade avec ceintures de couleur en réalité inspiré de l’enseignement de Gunji Koizumi, lui-même reprenant ces codes de l’usage militaire.

[2] Tour à tour médecin, écrivain, poète et secrétaire perpétuel de l’Académie Française, Georges Duhamel est président de l’Alliance Française jusqu’en 1949. L’A.F est une prestigieuse fondation dont l’objectif est le rayonnement de la langue et la culture française à l’extérieur de la France. La fondation est liée très étroitement avec le ministère des affaires étrangères.

[3] D’autres élèves internes de l’occidentaux sont restés dans les mémoires comme Terry Dobson, Robert Frager, Robert Nadeau, Alan Ruddock ou encore Henry Kono.

[4] En témoigne pour l’exemple les rares conférences données par O-senseï et retranscrites par Hideo Takahashi en 1976 compilé dans l’ouvrage Takemusu Aïki dont quelques experts étudient encore les différentes significations.

La dernière apparition de l'homme dragon

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