Transmettre et connecter : Compte-rendu du séminaire TSYR avec Tobin Threadgill (11 mars 2018)

Publié le 25 Mars 2018

Photographie : Aïki-kohaï

Photographie : Aïki-kohaï

Bien que fourbu d'un long séjour à l'hôpital et d'une journée de stage avec Philippe Gouttard, il n'était pas question que je rate le second séminaire public de Tobin Threadgill, kaicho et menkyo kaiden de l'école Takamura Ha Shindo Yoshin Ryu (ou TSYR pour les intimes).

Déjà invité (mais bien occupé) lors du premier séminaire, j'avais également découvert le leader de cette koryu traditionnelle avec intérêt lors de la NAMT et l'Aïki-taïkaï 2016. En effet, Tobin est peut être l'un des seuls occidentaux à accéder à une telle charge. C'est aussi l'un des rares maîtres non japonais que je connaisse à accéder à un niveau d'expertise lui valant l'amitié et le respect de la plupart des grands adeptes contemporains tel que Kuroda Tetsuzan.

S'il n'est pas inédit que je parte à la découverte d'une ancienne école Japonaise, c'est en revanche la première fois que je suis fasciné à ce point par les enseignements délivrés. Étrangement, je suis également en phase avec la philosophie de cette tradition à la fois pionnière par sa situation et ancrée dans le plus pur respect de son lignage.

Mais comme je vois mes lectrices et lecteurs froncer les sourcils, je me dois évidemment, et en préambule, de vous présenter tout ça par le commencement afin d'illustrer mon propos.

 

Yukiyoshi Takamura et Toby Threadgill en 1997, source : fudoshinkan

 

Raconte-moi le TSYR sans doliprane :

Le Shindo Yoshin ryu est ce qu'on appelle un Sogo Bujutsu, soit un système martial pluridisciplinaire intégrant des techniques à mains nues mais aussi aux armes. Fondée en 1864 lors de la période Edo par Matsuoka Katsunosuke (membre du clan Kuroda), on peut dire qu'elle tire notamment son essence des autres styles appris par le maître à savoir le Totsuka Yoshin Koryu, le Tenjin Shinyo ryu, le Hokushin Itto ryu et le Jikishinkage ryu (il fut pendant une période Jikishinkage hombu-cho en l'absence du célèbre Sakakibara Kenkichi dont nous avons déjà parlé dans cet article sur l'origine des armes en Aïkido)

Le nom de l'école signifie "La nouvelle école de l'esprit du saule". Précisons également Matsuoka Katsunosuke fonda ce style en réaction à l'évolution des autres systèmes que le maître jugeait plus adaptés au duel qu'à la réalité militaire.

La branche Obhata / Takamura se sépare en 1895 du reste de l'école et, pour la faire courte, cette branche s'installe ensuite aux USA dans les années 60 par le biais de Yukiyoshi Takamura.

La responsabilité de l'école passe ensuite de façon totalement inédite à un occidental en 2004. Il s'agit de maître Tobin Threadgill.

Précisons que l'enseignement du TSYR est réparti en différents niveaux (shoden, chuden et joden) et l'école contient environ 300 kata dont des techniques sans arme, avec armes et plus particulièrement 8 kata en solitaire  (possédant une version omote et ura) pour améliorer la mécanique du corps appelée nairiki no gyo.

On parle souvent des connexions du TSYR avec le Karaté Wado Ryu tout simplement parce que le fondateur du Wado Ryu, Otsuka Hironori, possédait notamment un Menkyo Kaiden (n.d.a: licence de transmission complète) de TSYR mais aussi parce que de nombreux enseignements sont communs entre les deux écoles.

Vous suivez toujours ?

Bien. Pour ceux intéressés par de plus amples précisions je vous invite à compulser le site de l'école mais également l'excellent blog de Nicolas Delalondre, instructeur du TSYR titulaire du shoden mokuroku.

Et maintenant, passons aux choses "sérieuses", voulez-vous ?

 

Les pratiquants lors du stage public de TSYR du 11 mars 2018, source : Sur les pas de mars

 

Tobin Threadgill, ce gentleman samouraï :

Evidemment, vous me direz tout de suite : mais comment un homme dissimulé dans les montagnes d'Evergreen du Colorado peut se retrouver à la tête d'une tradition japonaise vieille de plusieurs siècles ?

Tout simplement parce que sa compétence exceptionnelle et son lignage sont authentifiées par des sommités mais aussi parce que feu Yukiyoshi Takamura sensei (son maître) semblait posséder un esprit moderne bien à lui, orienté avant tout vers la qualité de la transmission ainsi que la survie de son école. Son choix final de transmettre totalement la charge d'une koryu à un occidental est sans précédent, je le crois.  (n.d.a : précisons cependant qu'à l'origine Takamura sensei délivra 3 menkyo dont le premier à Iso Takagi au Japon contraint par la suite de se retirer du fait de problèmes de santé).

Sans connaître Threadgill sensei, on se demande aussi à qui on s'adresse et je ne peux pas blâmer mes contemporains de remettre en question une tradition lorsqu'il s'avère qu'elle sort de l'ordinaire ou bien que son pedigree se retrouve entre de nombreuses mains.

Une chose est sûre, il y a deux sortes de pratiquants qui se retrouvent confrontés à la découverte des capacités de Tobin Threadgill :

- Ceux qui n'en croient pas leurs yeux (et qui doutent).

- Ceux dont la mâchoire tombe à la renverse (et qui doutent la bouche ouverte).

Il faut se retrouver bel et bien sur un tapis avec ce gentleman en hakama blanc pour comprendre que les choses entrevues lors de ses démonstrations sont bien réelles. Pour ma part, je dois avouer que seule une petite poignée d'experts me font cet effet (Kuroda Tetsuzan, Hiroshi Tada, Masamichi Noro, Takeshi Kawabe ou encore Christian Tissier possèdent tous quelque chose de très "spécial" qui défie le temps et l'espace).

A mon sens, Tobin Threadgill possède bien cette finesse de mouvement assez incroyable pour qu'on la juge "fausse".  Il arbore également en souriant les mêmes capacités que de nombreux experts pouvaient observer à l'âge d'or de l'Aïkido quand maître Noro démontrait le bras incassable. Lors de notre premier contact, je pense qu'il devint pour moi la preuve indiscutable qu'un occidental qui s'engage totalement dans une voie martiale peut atteindre le niveau d'excellence qu'on croit souvent disparu des tapis.

J'apprécie également l'homme derrière l'expert. Tobin vit son budo avec la simplicité et le sourire d'un professeur lambda qui ne cherche pas à mystifier ses interlocuteurs ni à les tromper sur la nature de ce qu'il enseigne. Pour lui, rien de magique, rien d'exceptionnel, juste de l'engagement total et la preuve que si lui, peut le faire...

...alors peut-être que vous aussi vous en seriez capables, non ? (ne rêvez pas trop quand même...)

Le maître en action, source : Budo No nayami

 

Le contenu du stage :

Sensei Threadgill insista principalement durant la matinée sur le principe musubi et la connexion ainsi que sur divers autres principes de base de l'école destinés à familiariser les novices avec certains concepts.

J'ai particulièrement apprécié l'effort du senseï pour nous proposer des techniques cousines de l'Aïkido permettant de mettre un pied dans le curriculum technique du TSYR en pointant à la fois les points communs et les différences fondamentales des deux styles.

Par exemple un "Kote Gaeshi sur jodan tsuki" tel qu'appliqué par le TSYR est plus carré que rond, avec une prise d'angle importante et une sensation de contrôle beaucoup plus stricte que les grands mouvements libérateurs de l'art de Moriheï Ueshiba. Le déséquilibre est très direct et presque sur place.

On apprend ainsi ce qui "marche", les lignes fortes, la notion d'emporter le corps non pas avec les mains mais en tirant avec pieds, en utilisant la gravité liée au corps et à ses déplacements.

J'ai (re)découvert également le principe Jiku, obligeant le partenaire à un point fixe avec la nécessité de bouger uniquement autour de la contrainte imposée. Ce principe est cousin de certaines notions d'Aïkido bien qu'il soit parfois moins exploité dans certaines situations.

Sur l'ensemble de ces éléments, il est très intéressant de répéter que Tobin Threadgill n'est pas un magicien ou un mystique. Pour lui, la mécanique du corps est scientifique, claire, résolue et applicable par tous. Son propos est cartésien et limpide, sans faux semblant. Il tente de démontrer toutes les possibilités du corps, ni plus ni moins et tout est fait dans une ambiance aussi pragmatique que détendue.

Mention spéciale sur le fait que Tobin Threadgill senseï démontre à TOU(TE)S les stagiaires (parfois de nombreuses fois de suite) des mouvements fins d'une qualité exceptionnelle. Il semble chaque fois déterminé à nous présenter les choses. Cela permet d'étudier directement avec lui comme j'ai pu le faire de nombreuses fois et d'être corrigé.

Je suis heureux d'avoir pu vivre entre ses mains le désormais célèbre "connecté/pas connecté" où la douleur est absente alors que notre corps s'écroule sur lui-même face à la maîtrise du sensei.

L'après midi était ensuite plus technique et nous avons pu découvrir ainsi quelques kata(s) complets de l'école TYSR tout d'abord à mains nues puis des contres sur saisie du sabre. J'ai pu avoir le plaisir d'étudier le 1ier kata de jujutsu appelé tekubi kujiki taoshi avec Nicolas Delalondre, notre hôte et instructeur chevronné à même de m'en expliquer toutes les subtilités.

Pour exposer le kata à un public extérieur d'Aïkidoka, je dirais ceci : imaginons un instant que tekubi kujiki taoshi est une sorte de ikkyo omote sur katate dori se terminant par une clef articulaire et deux coups (genou et main) dans la trombine...

Rassurez-vous, nous avons pu également expérimenter d'autres méthodes sympathiques comme ...l'écrasement du pied du partenaire ou même une espèce d'hiji kime osae appuyé et pourtant sans douleur (si si j'insiste) :-)

Autre exemple,  j'ai vraiment trouvé pertinent le 1ier kata d'une série de 8 sur le travail interne appelé Nairiki no gyo. Il s'agit d'un "exercice" solo (rien à voir avec Han) appelé Tekyaku ou Jambes de fer. Ce travail est accompagné de ses kunren (exercices à deux, dans ce cas spécifiquement de poussée) et c'est là qu'un novice peut aisément tester la force, l'équilibre et la compétence des pratiquants de l'école.

Je me souviens d'avoir travaillé volontairement, non pas avec le monster truck Marco Pinto (instructeur chuden mokuroku chevronné de l'école que j'ai laissé me martyriser un peu le matin) mais avec les petits gabarits du TSYR. Il s'agissait d'utiliser les formes apprises par le kata pour disperser la tension exercée par un partenaire tentant de vous pousser de toutes ses forces...

...et c'est là que l'école est vraiment "hors-normes" dois-je dire, car je n'arrivais pas à mobiliser la plupart des habitués du dojo (parfois beaucoup plus frêles que moi) ni à les pousser en utilisant la totalité de ma force physique. De la jeune femme souriante en passant par le petit grand père sympa, je me trouvais là comme un idiot à tenter de les pousser sans succès comme un joueur de rugby ligue amateur face à Jonah Lomu.

 

Sur un pied contre 100 kilos de muscles poussant de toutes ses forces... Photographie : Aïki-kohaï

 

Une analyse coeur-à-coeur au contact rapproché d'un senseï :

Cette qualité de travail est pour moi sans précédent (ou presque car si j'ai des centaines d'heures de stages à mon actif, rares sur les senseï(s) de ce niveau prenant autant de temps pour travailler directement avec un kohaï). Sur la question interne, il y a également un monde entre cette école traditionnelle et le budoka lambda que je suis, embourbé dans les catalogues.

Travailler avec un enseignant de ce niveau donne donc une perception complètement différente et ouvre des portes encore inconnues. Effectivement ! Qu'un sensei de ce calibre vous "touche" et votre corps s'allume comme une lampe et vous rappelle où se trouve votre moi intérieur à l'instant T de votre recherche.

J'ai particulièrement apprécié de sentir un réel transfert de puissance à travers un bokuto que je tentais de saisir pour désarmer senseï (sans succès évidemment). Observer en démonstration un pratiquant s'écrouler en touchant l'arme de son partenaire peut laisser perplexe avoir d'avoir pu "sentir" cet écrasement transmis du corps au corps via l'arme.

Mais il y a plus...

Tobin Theadgill lors de la NAMT, photographie : Aïki-kohaï

 

Je tiens à (re)préciser trois choses en conclusion :

- Beaucoup de têtes pensantes des arts martiaux aiment à se montrer humbles, sincères, dans le respect des débutants, au-delà des mises en scènes et des faux semblants. Il y souvent un fossé énorme entre les intentions affichées à titre officielle et les comportements en coulisses. J'ai donc particulièrement apprécié le fait qu'on ne sent absolument pas ce "vernis" dans l'école TYSR de façon générale. 

Les pratiquants sont simplement honnêtes et ouverts, le kaïcho est à cette image et c'est extrêmement rassurant.

-Tobin Threadgill insistait lors du séminaire sur le fait que tout est important dans l'étude d'un art martial. L'interne est un outil autant que l'externe, l'étiquette et le cœur. Je crois (mais je me trompe peut être) qu'il essayait enfin de faire passer le message qu'il ne faut pas se laisser abuser par les "détails magiques" où bien toutes ces techniques qui paraissent fausses à nos yeux lors des démonstrations. Si elles sont constitutives de capacités de haut vol, tout dépend de comment elles sont présentées au public et dans quelles intentions les choses sont produites.

Tout dépend aussi effectivement du cœur. Un maître réellement capable peut s'avérer un communiquant désastreux sur ce plan car l'art martial ne lave pas l'âme plus blanc que blanc. Il ne rend pas meilleur sans volonté d'être meilleur. Il ne rend pas gentil, aimable, humble et beau de façon magique. Il est donc important de garder cet esprit de transmission intact, de le véhiculer avec une réelle sincérité et de réelles qualités humaines.

J'insiste sur point : Ouvrir son cœur aux pratiquants avec sincérité et honnêteté n'enlève rien au sérieux de sa propre pratique ou bien à sa réputation d'expert. Seules vos qualités personnelles et vos compétences vont entrer en jeu car les principes d'un art ne transforment pas l'esprit ou le cœur humain de façon automatisée. C'est d'autant plus désolant que dans la plupart des arts martiaux traditionnels mis à mal, peu saisissent cela et vont demeurer dans un microcosme rendant impossible la survie même d'une tradition pourtant légitime.

- Un immense merci pour cette expérience à tous les membres de l'école avec qui, je l'espère, je vais maintenir des contacts réguliers :-) J'ai été vraiment conquis par cette expérience (bien qu'épuisé à titre personnel) et je ne demande qu'à participer à nouveau à d'autres cours de ce gabarit. Nous étions bien loin des égos surdimensionnés et au plus proche de la tradition.

Tobin Threadgill et Léo Tamaki, source : Guillaume Roux

 

 

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Arts martiaux, #Actualités-Nouveautés, #Vidéos

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