Savoir dépasser les traditions

Publié le 29 Avril 2019

Suwari Waza et atémi par Moriheï Ueshiba

Suwari Waza et atémi par Moriheï Ueshiba

Un pratiquant d'arts martiaux sait qu'il ne faut pas plaisanter avec la tradition. Souvent présentée comme une véritable garantie d'authenticité, régulièrement placée au centre de toutes les attentions, étudiants et professeurs sont littéralement les acteurs vivants de cette tradition pour le meilleur et pour le pire.

J'ai déjà pu aborder régulièrement sur le blog dès 2015 l'ensemble de la problématique. Je suis revenu de nombreuses fois sur le sujet notamment pour traiter de l'efficacité en Aïkido, du suwari waza (la pratique à genoux), de la douleur dans l'apprentissage de l'Aïkido etc...

Un constat régulier et ambivalent se dégage : De façon erronée, un art martial traditionnel Japonais (le constat est naturellement idoine pour les autres obédiences) se présente régulièrement comme dans le respect global de la tradition dont il est le garant.

C'est oublier tout d'abord que les principaux précurseurs du Budo et certains de leurs maîtres sont des réformateurs ou bien que les générations d'élèves directs qui succèdent à ces géants sont autant de "briseurs" de traditions Japonaises au sens strict.

Comme déjà précisé, Jigoro Kano, Moriheï Ueshiba, Gichin Funakoshi, sont historiquement connus pour avoir su dévoiler au grand public des écoles qui, traditionnellement, sont cachées des amateurs et surtout des étrangers. Ces trois "fondateurs" ne possédaient pas tous le même point de vue, demeuraient très certainement attachés à l'authenticité technique et, très probablement, à un sens traditionnel de la transmission. Il n'en demeure pas moins que leurs actes vont à contre-courant. Certains faits de leurs parcours vont briser des tabous.

Ils se sont toutefois permis d'imaginer à nouveau le paysage des arts martiaux pour l'adapter au contexte Japonais du début du siècle dernier, puis de la défaite à l'issue de la seconde guerre mondiale, enfin aux enjeux plus modernes de la survie de ces écoles qui se sont transmis ensuite à leurs élèves.

L'on-t-il fait dans un motif premier d'ouverture au monde (ce dont je doute au regard du contexte historique de la création du Daï Nippon Butoku Kaï en 1895) et de modernité ou bien dans le désir de voir préserver un élément constitutif du patrimoine japonais ? La question perdure mais les faits ne demeurent pas moins présents. Il y a un après et un avant la création du Budo. Il y a un avant et après le passage de ces maîtres dans vie des arts martiaux japonais.

Cette sensibilité demeure donc dans les Budo et reste implantée dans son ADN. Cette biologie du Budo va nous indiquer que celui-ci est profondément vivant, donc qu'il n'est pas figé, qu'il ne doit pas s'arc-bouter sur des éléments non-essentiels ou mortifères. Cette composition interne indique également que, parfois, une tradition doit pouvoir être discutée, réévaluée, remise en question et dépassée dans une certaine mesure pour s'adapter à un contexte nouveau.

 

La tradition, garante et obstacle du pratiquant :

Les traditions ancestrales sont des éléments de décor très puissants dans la plupart des cultures, comme dans les îles féroés où, au nom de la tradition, on va rabattre puis tuer des centaines de cétacés protégés sur un rivage d'une façon que j'estime absurde. Ce genre de totems demeurent très ancrés dans l'archipel qui n'échappe pas à la règle. Au Japon, la culture de l'impermanence est toutefois profondément liée à celle des gardiens du temple et forme un drôle de couple. Ainsi, on va reconstruire un temple à l'identique, une poutre après l'autre selon les mêmes méthodes utilisées depuis des siècles sans jamais déroger à la règle...

...Pourtant...on va tout de même reconstruire le temple en entier et non tenter de préserver les matériaux d'origine jusqu'à ce que le temple s'écroule quitte à figer ce qu'on possède déjà.

Cette dualité est la même dans les arts martiaux Japonais afin de protéger un savoir immatériel.

Ainsi il est de bon ton pour un disciple d'une ancienne école de ne pas diffuser ce qu'il apprend, de le répéter geste pour geste, dans une précision au millimètre. Toutefois, une fois la transmission complète réalisée, il est naturel d'ouvrir une nouvelle branche qui peut différer de façon très importante de la branche originale.

Cette réflexion est donc double. Ces cultures traditionnelles sont souvent des défis et, parfois, des obstacles. Il est important de ne pas faire n'importe quoi aujourd'hui au nom de la tradition japonaise (où bien au nom de n'importe quelle tradition dépassée) autant que de préserver ce qui doit l'être.

Parfois, il faut s'avoir oser, briser certains tabous. Il faut savoir préciser ouvertement qu'une tradition est mauvaise.et qu'elle peut être même nocive pour la santé d'un pratiquant (son dos, ses genoux), qu'elle ne peut s'adapter à notre contexte, qu'elle n'est pas appropriée à des situations nouvelles ou qu'elle demeure incomplète au regard de l'évolution d'autres pratiques martiales etc... Parfois, il faut simplement savoir attendre d'avoir pleinement compris avant de tout changer.

Je ne crois donc pas qu'il est nécessaire de briser toutes les traditions, seulement d'être conscient des raisons pour lesquelles on va profondément chercher à conserver certaines tandis qu'il est nécessaire d'en adapter d'autres.

 

Le Grindadráp aux îles féroé, mise à mort "traditionnelle" des cétacées

 

La tradition, objet de toutes les incompréhensions :

Dans d'autres cas, il est donc plus approprié de conserver la tradition. Non pas parce qu'on ne va pas la juger mauvaise mais tout simplement parce qu'elle est comme une photographie d'un instant T dans l'histoire de notre école.

On peut juger cette photographie inadaptée au contexte actuel, il n'en demeure pas moins qu'il est utile pour l'étude de savoir pourquoi cette photographie existe et pourquoi on pratiquait ainsi à cette époque. Sans cette prise de recul, il peut devenir contre-productif de vouloir supprimer une tradition au nom du progrès.

Je prends régulièrement l'exemple de la pratique de maître Gozo Shioda ou de Watanabe Nobuyuki. Tous les deux sont régulièrement décriés par les pratiquants modernes. A l'observation, ces maîtres ne laissent jamais indifférents et on peut aisément être surpris par ce qu'ils font.

On reproche régulièrement à Gozo Shioda de maltraiter ses uke ou d'être trop dans le spectacle. On reproche à Watanabe Nobuyuki d'être un charlatan. J'estime que ces affirmations sont très probablement la résultante d'une incompréhension profonde du pratiquant qui observe plutôt que d'une "erreur de pratique". Ici, il ne s'agit pas d'une "tradition" qui est mauvaise mais très probablement d'un manque inhérent à celui qui observe. 

Je sais qu'il est parfois nécessaire d'expérimenter l'incroyable et le superficiel pour se rendre compte du travail d'un maître. Qui n'a pas pu expérimenter les gestes de Hino Akira va trouver cela complètement truqué. Qui n'a jamais pu subir une technique de Tobin Threadgill va s'estimer dans son bon droit en jugeant cela complètement absurde et irréalisable. Celui qui n'a pas pu passer entre les mains d'un vieil homme comme Maître Tada ou Maître Asaï ne peut pas se rendre compte de ce qu'il y a d'incroyable et de vrai dans la tradition qu'ils incarnent belle et bien.

 

La pratique de Gozo Shioda ne laisse jamais indifférent

 

Rédigé par Aïki-Kohaï

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M
Encore un très très bon article ! <br /> <br /> Merci beaucoup. <br /> <br /> Il y a un autre problème de fond dans les arts martiaux. Un japonais (pour un art martial japonais) rompt la tradition, cela est acceptable. Mais si c'est un occidental, cela devient immédiatement "n'importe quoi", sans même regarder ce qui est fait.<br /> Attention je ne défends pas tous ces pseudos pratiquants qui ne font que gorger leur égo en créant une école. Mais des occidentaux ont une démarche sincère et cela peut devenir très difficile pour eux d'aller au bout de leur démarche. D'après certaines personnes à qui j'ai parlé, cela est d'autant plus vrai depuis l'air numérique qui impose une sorte de carcan. <br /> <br /> Mais ce n'est pas ça qui va empêcher les passionnés de continuer leur recherche !<br /> À très vite sur votre excellent blog =D
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A
Bonjour Marvin et merci de votre retour.<br /> <br /> Pierre.