Sport et Budo : la frontière qui dérange

Publié le 31 Décembre 2017

Sport et Budo : la frontière qui dérange

Dans la famille des débats au long cours, nous avons déjà pu aborder sur le blog le thème de l'olympisme et le thème de l'efficacité pour (tenter en vain de) ne plus y revenir. 

Paradoxalement, mes billets continuent de faire réagir bon nombre de lectrices et lecteurs et, si j'en suis très heureux, me laissent à penser qu'une problématique reste largement mal explorée : celle de la cohabitation du sport et de l'Aïkido.

Puisque les mots sont un sport de combat, choisissons les bien :

Je parle tout d'abord de "cohabitation" parce que la grande majorité des pratiquants sont des pratiquants fédéraux et que nous sommes par conséquent sous l'égide d'un agrément à solliciter du ministère de la jeunesse ET des sports. 

J'ajoute que l'ensemble de la réglementation française liée à l'administration de notre pratique impose de facto une cohabitation, y compris dans les groupes affiliés à des fédérations "multisports".

Je confirme enfin que, même les groupes les plus "réfractaires" à la notion sportive inhérente à leur discipline, cohabitent bien souvent avec le sport bon gré, mal gré tous les jours. Si si, j'insiste et je m'explique.

Précisons quand même (à chaque fois) en avant-propos que les lignes suivantes ne vont pas forcément refléter mon avis personnel mais plutôt un constat général, vu par les yeux d'un débutant.

 

 

Cacher ce sport que je ne saurais voir :

Pour des raisons d'images, de nombreux "courants/groupes" de l'Aïkido traitent avec emphase l'aspect traditionnel de leur enseignement (à tord pour les uns, à raison pour les autres) et dans la sphère la plus hermétique on va trouver beaucoup de pratiquants "allergiques" au vocable sportif.

La plupart sont unanimement convaincus de n'avoir strictement aucun rapport avec le sport.

Tordons déjà le cou aux idées reçues pour éviter les mystifications qui vont aveugler un novice qui découvre la discipline et...parce que c'est toujours bon de prendre un peu de recul.

Premièrement, beaucoup des pratiquants (enseignants ou non) qui tiennent ce discours sont bien souvent passés par la case d'un Aïkido sportif ou gymnique pendant leur formation, soyons très clairs. Il y a simplement ceux qui peuvent avoir l'honnêteté de l'admettre et les autres.

Deuxièmement, une grande partie de ces pratiquants n'est globalement pas extirpée d'une forme d'Aïkido gymnique ou d'une pratique elle-même liée à un aspect plutôt sportif de notre discipline.

Troisièmement, et je l'ai déjà rappelé, "sport" veut dire "divertissement" dans son contexte étymologique. Il s'agit d'exercices physiques et mentaux pratiqués dans un cadre ludique pouvant (ou non) donner lieu à des compétitions. Prouvez-moi que vous n'avez pas, dans le cadre de votre étude martiale, été régulièrement dans ce cas de figure lors de votre parcours de budoka ?

Si l'Aïkido n'est, à mon sens, pas un sport mais un Budo il est évident qu'un aspect sportif de l'Aïkido va exister et coexister au quotidien avec la pratique et particulièrement dans les premiers temps. Je pense aux cours pour les enfants et les débutants. Je pense à certaines mises en situation lors de stages. Je pense à l'aspect coopératif du kihon (traduit ici par forme de base) et/ou de la chute jusqu'à un certain niveau.

Refuser de voir cet aspect "sportif" dans sa pratique est très souvent une question d'image, de publicité et entretien surtout un flou artistique complet. On s'habille dans un vernis qui ne représente en réalité qu'un petit pourcentage de la matière.

A l'inverse, répétons le, pratiquer uniquement pour l'aspect sportif va évidemment confiner le pratiquant à un mode d'étude basé sur des éléments purement athlétiques dans un contexte qui n'a rien à voir avec la finalité de l'art martial.

Dans tous les cas, il est peut être temps de placer le curseur autrement car ce qui peut déranger en réalité n'est pas cet aspect sportif mais bien :

-les dérives du sport.

-l'aspect purement compétitif du sport.

-l'aspect normatif du sport (règles, règlements, arbitrages, points, scores etc...) et son influence sur l'art martial.

Admettons une bonne fois pour toute qu'un débutant peut venir chercher sur un tatami les aspects purement plaisir, ludique ET sportif de l'Aïkido. Se retrouver entre amis, pratiquer dans un cadre coopératif et stimulant, se dépenser à titre occasionnel est une façon d'accéder à l'Aïkido.

Seul le flou blesse si on laisse à penser au pratiquant qu'il fait autre chose que la réalité de l'enseignement de son professeur. La réalité n'enlève rien à ceux qui pratiquent autrement et ne retirera pas le plaisir de ceux qui veulent en rester là.

 

 

Un levier et un poids pour promouvoir le Budo :

L'aspect sportif est inhérent à la société occidentale moderne et, comme déjà abordé dans d'autres billets, au Budo moderne. Les grands penseurs de ces voies composaient donc tous, de bonne ou de mauvaise grâce, avec cet état de fait.

C'est le volet compétitif de cet aspect sportif qui amenait et amène en réalité un vraie problématique aux artistes martiaux. En effet, une pratique initialement transmise depuis les champs de bataille est foncièrement différente d'une pratique pour amuser le public, y compris depuis les jeux du cirque de l'empire de Rome. Les règlements autour d'un art qui conduit à traiter de situations sans règle pose donc un sacerdoce facile à identifier.

Alors que faire ?

Se contenter d'une position réactionnaire jusqu'à la fin des temps et dire "c'était mieux avant", y compris lorsque ce n'était absolument pas le cas ?

Se draper dans un idéal martial très difficilement cohérent avec le monde d'aujourd'hui ?

Se transfigurer en parangon sportif ?

Tout d'abord d'un point de vue global et pour ne parler QUE de l'Aïkido, quelques poncifs demeurent. Il est donc sans doute temps de lever quelques barrières liées au sport :

- Certaines écoles/professeurs considèrent encore par exemple "qu'il n'est pas bon" de compléter sa pratique par du renforcement musculaire et/ou des exercices liés au développement corporel. Que dire alors des préparateurs physiques très compétents qui entraînent Judoka et Karatéka à haut niveau ? Que dire de la pédagogie du sport et des éducateurs sportifs qui entraînent ponctuellement bon nombre d'artistes martiaux mais aussi des danseurs professionnels ?  Que dire des nombreuses méthodes modernes occidentales ou non qui peuvent parfaitement fonctionner avec les principes de l'Aïkido tout simplement parce que oui...on peut faire de l'Aïkido à haut niveau avec des chaînes musculaires dignes d'un athlète sportif bien entraîné (si, si, il y en a même qui sont belles et beaux comme ça :-) ).

- Autre exemple : Certaines écoles préfèrent maintenir un "entrainement traditionnel" dénommé parfois "Taïso" (mais pas que) alors qu'il est bien souvent inadapté, mal transposé ou mal compris de nos contemporains (n.d.a : sur le sujet, je vous invite à consulter cet article de Paresse Martiale). Pourquoi donc ne pas utiliser certaines méthodes ou exercices modernes éprouvés et fonctionnels dont la légitimité est sûre bien que liée à un environnement sportif ? Pourquoi se contenter d'un melting pot totalement hors contexte ?

A titre personnel, je regrette d'ailleurs l'utilisation du "jargon" traditionnel japonais pour dissimuler un référentiel gymnique bien plus en rapport avec l'éducation physique que les exercices pratiqués dans le japon de l'ère meiji...

On peut ensuite tirer une première conclusion plus profonde : 

Pas besoin d'introduire la compétition, les machines à gaz administratives, et les jeux olympiques en Aïkido pour dépasser certaines préconceptions. Nul besoin non plus de s'abstenir d'utiliser des outils liés à l'environnement sportif au risque de ruiner l'identité de l'Aïkido. Il est probable que l'identité de l'Aïkido soit d'avantage ruiné par "la vente" de méthodes présentées comme authentiques...

Vous suivez ou je vais vous chercher un doliprane ?

L'aspect sportif peut évidemment servir de levier tout comme il peut desservir l'art et le pratiquant. C'est surtout au pratiquant et son enseignant de l'utiliser à bon escient et non pas de se laisser asservir par lui. 

Enfin et pour aller plus loin encore dans ma réflexion, j'aimerai vous inciter à prendre exemple non pas sur Jean Michel Senseï (au demeurant fort sympathique) mais sur de nombreux enseignants japonais qui s'intéressent et s'intéressaient aux méthodes corporelles occidentales et à l'environnement sportif (Maître Masamichi Noro, Maitre Hino Akira, Maître Akuzawa Minoru etc etc...).

Tout ce qui vient du Japon féodal est authentique...d'un certain point de vu (d'ailleurs très dépendant de la qualité de l'enseignement et de ses connaissances profondes du sujet), mais doit-on pour autant systématiquement éviter de se remettre en question à l'aune du progrès en matière d'éducation du corps ? Doit-on tout accepter de la forme et du fond ? Tout ce qui est authentique est-il forcément bon pour le corps d'un artiste martial ? 

L'inverse est bien entendu valable mais nous avons bien souvent l'impression que tout est réfutable en dehors de ce qui est considéré comme traditionnel. Il nous appartient donc de casser les codes établis et d'aller au delà du basique :

-Traditionnel = Forcément authentique.

-Sport = Forcément nocif

-Art martial = Forcément sans rapport avec l'éducation physique et sportive.

Nous sommes la génération de waka senseï, à nous de construire nos référentiels. A nous d'éprouver et de remettre en question tout ce qui est présenté sous nos yeux, y compris par les gardiens du temple. A nous également d'accepter que si, bien souvent, nos anciens en savaient plus que nous sur le corps...savons-nous aujourd'hui enseigner tout ce qu'eux savaient ?

Rédigé par Aïki-Kohaï

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