Démontrer : Mensonges nécessaires et magie renouvelée.

Publié le 1 Août 2024

Attention : Cet article est paru précédemment dans la nouvelle version de Dragon Magazine, HS spécial Aïkido sous une version légèrement simplifiée. L'article a été remis à jour dans sa version 2024. Bonne lecture.

 

L’Aïkido est souvent divisé entre deux familles de pratiquants. Ceux qui jugent que la démonstration est une forme superflue et chorégraphiée de la discipline devenue un mal nécessaire et ceux qui considèrent plutôt qu’il s’agit du meilleur moment pour présenter l’essentiel dans sa recherche.

Ces considérations s’entrechoquent souvent, se comprennent parfois puis s’affrontent à certains moments selon les objectifs et les motivations des pratiquants. Avec le déclin de l’Aïkido et son intérêt devenu moins moindre dans le microcosme martial, démontrer est également devenu une sorte de spectacle abâtardi où l’intérêt est devenu principalement celui de la communication. Personne n’a donc vraiment tort, ni complètement raison. Mais qui se souvient encore du sens pour lequel un expert démontrait ?

 

O sensei projetant Hiroshi Tada

 

Une affaire de pétales de roses :

La présentation d’un art martial Japonais ou enbu possède depuis l’origine une triple signification. C’est tout d’abord une offrande où le public néophyte n’a aucune espèce d’importance. Il s’agit d’attirer non pas le regard des hommes mais celui des puissances supérieures. Enbu est observé comme un rite et l’on utilise ici le terme honnu enbu qui signifie démonstration réalisée en tant qu’offrande. L’offrande de la démonstration est donc produite pour les dieux invisibles mais aussi pour leurs incarnations terrestres et principalement la figure impériale ou ses lignées attenantes incarnées par la haute noblesse Japonaise ou son clergé.

Enbu possède également le second sens du jugement, souvent à caractère spirituel. Elle est à rapprocher du duel judiciaire dont le sens est identique et  signifie qu’un artiste martial dans un enbu cherche non pas à s’attirer la sympathie des foules mais bien à être jugé par des instances supérieures à lui lorsqu’il utilise son art. Dans ce cas précis, l’expert démontre pour obtenir une décision favorable en respectant scrupuleusement le rite de l’enbu et ses conventions, tout comme un duelliste pris dans une querelle de saya-ate se devait ensuite d’aller en priorité signaler l’événement au magistrat le plus proche.

Enbu possède enfin un dernier sens, celui de la tradition hermétique et du secret. Ce dernier sens peut d’ailleurs sembler très paradoxal à notre époque où une démonstration d’arts martiaux semble être la forme publique la moins subtile de s’exposer et d’exposer ses compétences. Là encore, tout comme le duel, la démonstration originelle attirait les foules non pas pour qu’elle juge elle-même des compétences des participants mais pour qu’elle soit le témoin d’un jugement supérieur. Ces manifestations attiraient également de nombreux spectateurs car les techniques présentées, éléments clefs de la survie des protagonistes mais aussi de l’approbation divine, attiraient par leur aspect caché

Ainsi au Japon, on évitait donc de montrer sa technique aux étrangers car quiconque pouvait la comprendre était susceptible de détourner cette faveur que l’on cherchait à obtenir pour soi-même, pour son école ou pour son maître. Voler la technique par l’enbu ou le duel était une affaire d’importance tout comme l’affaire dites « des pétales de roses » où Francis Temperville, docteur Français en physique nucléaire et traitre à son pays, met secrètement son haut niveau de connaissance au service du KGB. Celui qui détenait les secrets techniques de l’école possédait donc à la fois les clefs de la survie de son maître, de son clan mais aussi les arcanes de son salut. Ce dernier était donc aussi étroitement surveillé en son temps que Robert Oppenheimer et l’observer ne pouvait que s’inscrire le plus généralement dans un cadre conventionnel réservé aux seules personnes assez hautes dans la société pour intercéder spirituellement.

Ceci explique pourquoi un ryuha n’est pas qu’une « simple » école enseignant un art martial dans le Japon féodal mais, depuis le XVème siècle Japonais, un groupe de personnes qui héritent d’une certaine expertise ou technique dans un domaine particulier et non uniquement la guerre ou le combat. Cette façon de transmettre la tradition dans un cercle restreint s’affinait depuis ses premières traces vers le premier siècle avant le Christ ou se déroulait les premiers combats de Sumo déjà à l’occasion des fêtes religieuses en lien avec l’empereur.

 

 

Sakakibara Kenkichi

 

Le prix élevé de la survie :

Dans la mesure où ces traditions ancestrales vont survivre rudement à travers l’art de la guerre de l’ère Sengoku pour des questions pragmatiques puis fleurir à l’ère Edo où elles seront à la fois pacifiées et codifiées, l’enbu taïkai va toujours conserver dans son périmètre un caractère sacré inviolable et un engagement bien plus sérieux que le simple plaisir de divertir les foules.

Ce caractère confidentiel ne va être progressivement abandonné que très tardivement dans l’histoire du Japon, vers les années 1870. En mars 1876, le nouveau gouvernement Meiji décrète le haitorei, ou édit de l’interdiction des épées. Alors que les paysans et les marchands se voient interdire depuis 1870 de porter des sabres, ce second haitorei entraine à la fois la fin des privilèges de la caste guerrière des samouraïs mais plus encore une perte considérable du savoir-faire traditionnel. Tout ce qui touche à la fabrication des armes mais aussi à leur maniement et à l’ensemble des arts traditionnels de la guerre est entièrement éclipsé au profit des us et techniques militaires des occidentaux.

Tout ce qui touche à l’enbu dans son sens profond tout comme la pratique du duel est soit interdit par les autorités, soit entièrement galvaudé car désormais jugé passé de mode. Les arts martiaux Japonais sont très majoritairement abandonnés par la population.

A cette période, quelques experts soucieux de perpétuer ces traditions mais aussi de s’assurer une subsistance pérenne réinvente la tradition martiale à travers le concept de gekiken kogyo  撃剣興行 qui signifie spectacle de combat à l’épée. Ces compétitions publiques sont destinées cette fois non plus au divin mais bien à la foule et sert à lui inculquer une appréciation de la tradition. Sur l’inspiration des tournois de sumo, la première organisation dites gekken kaisha est fondée dès 1873 par le groupe du célèbre Sakakibara Kenkichi et rencontre un tel succès que de nombreux artistes martiaux vont progressivement s’en inspirer.

Occasionnellement, ces manifestations sont toujours présentées devant l’empereur mais elles vont s’appuyer désormais non plus sur la religion uniquement mais plutôt sur la notoriété pour s’assurer un avenir et une transmission. Le principe de la démonstration était né. Si Sakakibara Kenkichi regretta publiquement dans ses dernières années cette perversion du principe de l’enbu, il n’en demeura pas moins qu’elle permettra aux arts martiaux Japonais de continuer à survivre dans l’inconscient populaire.

Ces événements vont notamment d’attirer de nouveaux élèves, susciter de nouvelles vocations mais vont permettre également de fédérer les experts des différentes disciplines. Elles vont d’ailleurs faire rayonner quelques écoles anciennes au point d’attirer en 1872 au dojo Jiki Shinkage Ryu de Tokyo un certain Sokaku Takeda.

 

Sokaku Takeda

 

Le culte du secret :

Comme beaucoup d’expert de cette période, Sokaku Takeda est donc parfaitement conscient que ce qui est proposé aux foules est une perversion d’un savoir-faire destiné par nature à demeurer secret pour des raisons que ses contemporains pouvaient juger archaïques. Alors qu’il commence à enseigner son Daito ryu dès 1899 sous forme de séminaires payants d’une durée approximative de 10 jours qu’il fait consigner dans le eimeiroku, c’est l’hybridation entre cet aspect caché couplé à un enseignement tout de même public et moderne qui forgera la légende de cet expert énigmatique. 

Sokaku Takeda se présentera pendant des décennies à une pléthore d’étudiants sélectionnés comme un samouraï de l’ancien Aizu, chose qui désormais reste historiquement discutable. Précisons-le également, son programme est réduit jusqu’en 1912 et permet à des élèves triés sur le volet, comme Sato Sadami et Kawamata Kozo de se revendiquer rapidement comme menkyo kaiden en quelques mois. Non obstant le fait que cette analyse accrédite que le programme de Sokaku Takeda s’est grandement développé par la suite et donc qu’il serait bien l’inventeur de sa discipline, il est intéressant de mentionner que la façon d’enseigner de Sokaku Takeda éclipse totalement la démonstration au sens moderne où elle se développe dès 1900 avec l’appui de la Daï Nippon Butokukaï.

Même les séminaires ou l’enseignement parfois « cryptés » du maître sont autant de pièges pour les élèves dont le plus célèbre d’entre eux, Morihei Ueshiba.

C’est toutefois bien ce dernier qui va revenir aux sources de l’enbu avant de totalement embrasser son caractère populaire dans ses dernières années. Cette évolution se fait en trois étapes.

Dès 1935, alors qu’O-sensei évite la répression gouvernementale des partisans de l’Omoto Kyo grâce à ses contacts dans l’armée, il propose une démonstration filmée au journal Asahi à Osaka où Moriheï va œuvrer en tant que professeur de Daito Ryu Aïkijujutsu sans toutefois le nommer officiellement.

Si cette démonstration fait encore débat de nos jours (Moriheï y montre alors son expression du Daito Ryu Aïkijujutsu), il est à noter que les uke désignés par le fondateur sont des élèves spécialement choisis, ce qui révèle a minima une certaine préparation de ce qu’il souhaite démontrer.

Dès 1941, année de consécration pour Moriheï Ueshiba, celui-ci est à nouveau invité à démontrer son art au Saineikan dojo dans les sous-sols du Palais Impérial. O-sensei refuse au départ cette démonstration en prétextant qu’il ne peut montrer des « techniques fausses » à l’Empereur. Ce à quoi l’Empereur lui aurait répondu par personne interposée « Je me moque si c’est un mensonge. Montrez-moi le mensonge ! ».

Cette seconde anecdote nous permet cette fois de penser qu’O-Sensei est sans doute conscient que sa démarche n’est plus totalement religieuse et que la nature arrangée de la démonstration dénuée de ce caractère sacré fausse sans aucun doute son authenticité.

Bien plus tard en 1956, alors que l’Aikido est né officiellement et que l’Aïkikaï commence à déployer des efforts intenses pour le promouvoir auprès du grand public, O-senseï réalisera enfin une grande série de démonstration filmée sur le toit du grand magasin Takashimaya. Bon gré, mal gré, le fondateur adhèrera donc sur le tard à l’ensemble des démarches publicitaires nécessaires à la notoriété de son art.

Que peut on conclure de cette plongée dans les origines historiques de la démonstration des arts martiaux Japonais ?

Je vous proposerais simplement ceci : La démonstration n’a cessé d’être réinventée par les experts, y compris ceux de notre discipline, sans jamais pouvoir gommer totalement son sens profond. Qu’ils en soient conscients ou qu’ils soient simplement attirés par la notoriété ou le fait de gagner leur vie, la plupart des maîtres qui nous précédaient cherchaient toutefois à offrir à cette situation particulière au moins un but, au mieux une signification profonde.

Autre point final que je vous propose enfin de garder à l’esprit : ce sont toujours les maîtres dont l’enseignement n’était plus dissimulé dont l’art est resté en vie. Gardez-le bien en tête. Même l’art le plus illustre n’est jamais plus rien lorsqu’il n’a plus que le néant comme spectateur.

O senseï en démonstration à Hawaï en 1961 (uke : Tamura sensei)

O senseï en démonstration à Hawaï en 1961 (uke : Tamura sensei)

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Arts martiaux, #Pratique de l'Aïkido

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