Pourquoi n’a-t-on (presque) pas de compétition en Aïkido ?
Publié le 20 Août 2021
Alors que les jeux Olympiques de Tokyo se terminent et que se profilent pour 2024 ceux de Paris, je souhaitais aborder avec vous une question à la fois simple et essentielle.
Pourquoi l’Aïkido est (presque) absente du monde compétitif ?
Dans les forums des associations, nombreux sont les débutants qui posent régulièrement la question aux pratiquants de notre discipline. Pourquoi celle-ci est absente des podiums ? Pourquoi n’a-t-on jamais vu (ou presque) de compétition d’Aïkido ? Pourquoi cette différence est-elle si distinctive et terriblement révélatrice ?
Sans le temps nécessaire pour approfondir le sujet, nous répondons souvent que l’absence de compétition est dans l’ADN de l’Aïkido. Nous pouvons aussi nous contenter de préciser le sempiternel « c’est comme ça » ou d’opiner benoitement du chef en répétant les réactions épidermique de nos pairs à l’écoute des mots « sport, médaille, podium, récompense etc… » et dans le but de vendre uniquement l’image de l’Aïkido.
Il est pourtant nécessaire de comprendre pourquoi c’est ainsi. Et pourquoi il y a aussi des exceptions comme l'Aïkido de Kenji Tomiki.
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Budo et compétitions, aux origines :
Le sujet épineux de l’olympisme et de ses rapports avec le Budo a été traité dans ces colonnes. Cette dérangeante frontière (dont je parle dans mes deux billets) pour les plus radicaux des gardiens du temple est essentielle à identifier car elle révèle ensuite ce que nous attendons en tant que pratiquant d’un art martial Japonais. Il est également important de savoir que l’Aïkido n’a pas toujours été l’exception du Budo.
Précisons tout d’abord que le premier Budo historique, le Judo, entretien en vérité un rapport plus complexe à la compétition qu’il n’y parait.
Si le Budo de Jigoro Kano s’est nettement inspiré des méthodologies occidentales et particulièrement des réflexions d’Herbert Spencer, de John Stuart Mill ou encore du philosophe John Dewey dès sa conception, il était très clair pour Kano que des rencontres sportives étaient souhaitables dans un but éducatif. A cette affirmation claire s’opposait toutefois une chose : Kano souhaitait introduire le Japon aux jeux Olympiques mais pas son Judo.
Il n’était d’ailleurs que très peu favorable à l’élaboration d’un championnat. Cette apparente contradiction se retrouve dans l’ensemble de ses travaux (plus de 550 textes et parutions écrites de sa main dont son journal intime très difficilement accessible aujourd’hui) jusqu’à son décès. Jigoro Kano souhaitait voir se répandre le Judo dans le monde entier en s’opposant toutefois à la transformation en sport, issu du vieux Français desport qui signifie divertissement et dont la définition actuelle est l’activité physique exercée dans le sens du jeu, une méthode d’éducation par la transformation du corps et de l’esprit.
Comme le précise justement Yves Cadot, dans sa thèse sur l’élaboration du Judo, c’est ce qui explique notamment que les articles 1.3 et 1.4 des statuts de la Fédération Internationale de Judo et les statuts identiques de l’Union Européenne de Judo affirment que celui-ci n’est pas un sport olympique. Cette nuance est parfaitement visible dans l’article 1.3 qui évoque que le Judo est un « système d’éducation physique et mentale créé par Jigoro Kano qui existe aussi en tant que sport olympique ».
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De sa rencontre lors d’un séjour à Paris avec Ferdinand Buisson, philosophe, pédagogue, homme politique et enseignant en science de l’éducation à la Sorbonne, Jigoro Kano va constater qu’il est indispensable de réunir une vaste documentation sur les pratiques pédagogiques dans le monde pour développer l’apprentissage de masse. Il n’est pas question ici de compétition Olympique dans sa recherche.
C’est donc en s’inspirant plutôt des pédagogues et de l’un des pères de la laïcité Française et de l’école laïque et républicaine plutôt que de la pédagogie de Pierre de Coubertin (avec qui il travailla au sein du Comité International Olympique) que Jigoro Kano construit sa méthode.
Pourquoi ce choix ?
Tout comme pour le terme Judo dont il n’est pas non plus l’inventeur (les écoles Jikishin et Kito en avait l’usage avant lui dès la quatrième génération de l’école Jikishin et dès la cinquième génération de l’école Kito au XVIIIe siècle), Jigoro Kano n’a pas pour but d’offrir une synthèse efficace en compétition mais un système complet, éthique pour le plus grand nombre. La notion d’éthique est aussi importante que la morale laïque de Ferdinand Buisson dans sa construction éducative.
Selon Jigoro Kano, cette éthique ne peut s’entendre dans la réussite en compétition qui deviendrait un but en soi dans une logique purement sportive. Une école, un club ou un enseignant utilisant la méthode de Jigoro Kano dans ce but unique serait dans une grave incompréhension de son message.
C’est le sens profond de la citation de Kano, très régulièrement utilisée en Judo Kodokan, qui expose que « le sens du sport n’est pas dans le score ou le record mais dans l’habileté et les moyens déployés pour y parvenir ». Jusqu’à la mort du fondateur du Judo, cette vie parallèle entre Budo et Sport était effectivement très compartimentée malgré des dissensions notables.
C’est aussi ce qui explique que, pour la compétition et les accidents qui pouvaient survenir dans la pratique, une adaptation des pratiques dangereuses ou l’abandon de certaines techniques, fut réalisée progressivement.
C’est donc bien après la mort de Kano, dans les années 40 que se développe l’aspect sportif du Judo et les premières compétitions sportives ainsi que le premier collège des ceintures noires en France de 1947. La place sportive et la compétition en Judo va prendre une place prépondérante et noyer l’héritage de son fondateur à partir de 1964 où le Judo masculin a été testé pour le programme Olympique.
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Une aventure idoine est advenue pour le Karaté de Gichin Funakoshi, considéré comme le père du Karaté Shotokan. Contemporain de Jigoro Kano pour lequel il a déjà produit une démonstration dans les années 1920, Funakoshi partageait l’intime conviction que son art était profondément incompatible avec la compétition. Ce n’est qu’après la guerre en 1949, que des élèves de Funakoshi fondent la Japan Karate Association (ou JKA) avec pour but d’établir la survie du karaté en tant que sport de compétition. Il est à noter là aussi que ces élèves n’obtinrent pas ni le soutien, ni l’aval de Gichin Funakoshi à ce sujet. Bien que le maître fût nommé instructeur d’honneur (une distinction qu’il n’accepta d’ailleurs jamais), c’est donc contraint et forcé que le Karaté s’attacha une forme de compétition à son enseignement.
La décision du ministère de d’éducation japonais de reconnaître officiellement la JKA en 1957 fut parallèle là-aussi à la mort du maître, seize jours plus tard.
L’Aïkido possède un destin semblable dont les particularités sont primordiales. Comme les autres « fondateurs », Moriheï Ueshiba n’est pas l’inventeur du terme Aïkido dont la naissance en 1942 se fait en comité restreint sur la base d’une décision politique de la Daï Nippon Butokukaï. Si la philosophie du fondateur sur sa propre pratique va profondément évoluer et se complexifier en parallèle de son parcours spirituel, il est acquis que la notion de compétition sportive n’a jamais trouvé un écho favorable dans l’esprit de Moriheï Ueshiba avant la guerre où il demeurait profondément ancré dans les institutions militaires les plus violentes mais aussi après la guerre où la vision de son fils Kisshomaru va prédominer sur la sienne.
Contemporain de Kano qui lui envoyait régulièrement des élèves, Moriheï possédait sans aucun doute une vision très fine de ces concepts compte tenu des échanges nourris qu’il entretenait avec des compétiteurs chevronnés dont Kenji Tomiki.
Eté 1926, on lui présente Tomiki, par l’intermédiaire d’un ami du club de Judo de Waseda. Fasciné par la pratique du daito ryu aïkijujutsu, ce dernier devient très vite un élève régulier de Ueshiba qu’il va même suivre à Ayabe au siège religieux de la secte Omoto Kyo.
En 1929, alors à la suite de son incorporation, Kenji est également désigner pour représenter la préfecture de Miyagi dans le premier tournoi impérial de Judo qui se déroule sous les yeux de l’empereur. Contraint d’abandonner pour blessure, le jeune homme se place toutefois dans les douze meilleurs judokas du tournoi.
C’est donc à un éminent judoka, 5ième dan, compétiteur acharné, que nous devons à la fois le secrétariat permanent du Kobukan, le dojo de l’enfer de Moriheï Ueshiba, mais aussi l’ensemble des explications techniques du premier manuel technique de notre discipline, à savoir Budo Renshu en 1933.
Sans ce compétiteur techniquement compétent, c'est une partie de notre base de connaissance qui disparait de l'histoire.
Impliqué en Mandchourie où Tomiki enseignera l’aïki-budo/le daito ryu aïkijujutsu, il rédigera d’ailleurs sur place deux ouvrages importants et souvent négligés par les pratiquants. Il s’agit de « un cours d’aïki-bujutsu » en 1937 (un guide destiné aux membres de la police militaire du Mandchoukouo) et un article, publié sous forme de série dans le journal Judo intitulé « l’avenir du Judo et de l’Aïki-Budo » qui sera victime d'une censure féroce.
Après la guerre en 1945, où il est d’ailleurs fait prisonnier pendant des années, Kenji Tomiki n’est rapatrié au Japon qu’en 1948. Il intègre ensuite la prestigieuse Université Waseda et déploie ses efforts pour faire revivre à la fois le Judo et l’Aïkido. Il n’obtient la possibilité d’ouvrir un club d’Aïkido qu’en 1958 et cette offre est soumise à des conditions très strictes et notamment l’obligation d’avoir des compétitions comme dans le Judo et le Kendo.
Contraint et forcé de s’adapter pour survivre, Kenji Tomiki va donc imaginer une forme de combat libre appelé (Aïki Randori Ho) avec des défenses contre des attaques à mains nues et au couteau ainsi qu’un ensemble de règles ou le gagnant marque des points et où les participants ne portent pas de hakama. Il rédige également le célèbre « Aïkido Nyumon, introduction to Aïkido » qui consiste en une synthèse non exhaustive des principes du Judo adapté pour l’Aïkido.
Cette démarche se fait donc à nouveau sans l’aval de Moriheï Ueshiba et sans l’aval de la famille Ueshiba avec qui Kenji Tomiki doit rompre rapidement et qui va chercher à lui imposer de changer le nom de sa méthode.
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Incomptabilité ou coexistence constructive :
A l'aune de ce plongeon historique, on peut donc en conclure deux éléments qu'il est indispensable de transmettre aux pratiquants qui vont prendre un jour notre suite. Premier élément : Budo et sport de compétition ne sont pas incompatibles dans la mesure où ils suivent une route parallèle qui ne se mélange pas. L'ensemble des "pères fondateurs" du Budo moderne le comprenait parfaitement. Que leur avis sur le sujet soit une franche opposition ou le besoin de jalonner très clairement les limites des deux concepts, il va demeurer l'impérieuse nécessité de ne pas les amalgamer.
Deuxième élément : dans la mesure où le développement de la compétition se fait harmonieusement à coté des enseignements du Budo, il n'y pas d'incompatibilité par nature. Ce sont les dérives de la compétition qui sont clairement condamnés, tout comme le fait qu'une discipline martiale boite clairement sur une seule jambe en mettant uniquement en avant l'aspect compétitif.
Mais alors, si le sport de compétition et le Budo ne sont pas des frères ennemis, comment expliquer la spécificité de l'Aïkido au-delà du "cas" Tomiki ?
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Historiquement, il est totalement inexact d'expliquer que l'Aïkido dans son ensemble est opposé à toutes les formes de violences et de compétition. Il est également inexact de cloisonner cette réflexion à l'histoire des arts martiaux japonais dans la mesure ou le concept même de Budo est d'inspiration occidentale pour une bonne partie. Il est enfin inexact de cloisonner le débat à la présence ou l'absence de règles.
C'est plutôt l'opposition propre à la compétition qui rentre en conflit direct avec l'enseignement de l'Aïkido. La tension complexe suscitée par la compétition sportive entraine régulièrement des comportements qui, à mon sens, sont aux antipodes du Budo et, au delà, de la pratique de l'Aïkido.
C'est là que se produit un différence fondamentale entre Aïkido, Karaté, Judo et Kendo lorsque les uns entre dans une pratique compétitive et les autres non. C'est là que l'Aïkido possède sa spécificité première mais pas unique.
L'étiquette et, au-delà, l'éthique d'une méthode d'éducation sophistiquée comme le Budo (et plus particulièrement pour l'Aïkido) entre également en conflit total avec la compétition sportive. Chaque fois qu'un escrimeur compétitif marque une touche, qu'un athlète gagne une victoire, qu'un compétiteur emporte le point, je suis bien souvent consterné du comportement primaires des compétiteurs. Où se trouve le panache, la victoire modeste, la sobriété et les valeurs qui sont si bien vendues dans les arts martiaux compétitifs comme des slogans quand l'adversaire éructe à chaque touche sa joie d'avoir écrasé celui qui s'oppose à sa victoire ?
Où se trouve l'esprit du Budo (et au-delà des arts martiaux traditionnels) quand un compétiteur oublie qu'il est un artiste martial (même compétiteur), fruit d'une éthique élaborée, pour se comporter en gladiateur ? Où se trouve l'esprit du Budo (et de l'Aïkido) quand la performance est là pour exalter la foule et non pour une victoire sur soi ?
C'est le sens profond de la phrase de Moriheï Ueshiba, rapportée par Saotome sensei qui précise que "La compétition produit forcément une victime."
L'Aïkido n'évacue donc pas le monde compétitif par nature mais les dérives actuelles de la compétition et, en tant que pratiquant, je m'en réjouis.