Enseigner, c'est approfondir la discipline : Entretien avec Luc Mathevet (7ième dan)

Publié le 25 Mars 2020

Luc Mathevet en action

Luc Mathevet en action

Depuis 2014, j'ai compilé pour vous énormément d'entretiens sur différents supports. Un petit nombre est encore et toujours dans mes archives (ils ne sont pas oubliés), et j'ai plaisir à retravailler sur le sujet lorsque j'ai un peu de temps. Quelques uns sont visibles uniquement dans la presse spécialisée et j'en produis volontairement des versions dématérialisées un peu plus tard. A la faveur du confinement, j'ai eu toutefois l'occasion de conduire une nouvelle série d'entretiens avec quelques professeurs plus éloignés des régions où j'officie habituellement. Lorsque bon nombre d'entre nous s'évertuaient à s'entretuer sur les bienfaits ou non de la Chloroquine, j'ai profité du temps présent pour récupérer de cette saison difficile et travailler à de nouveaux projets dont celui-ci. Luc Mathevet était en tête de la liste des hommes que j'ai toujours voulu rencontrer. A la faveur de sa nomination au grade de 7ième Dan, j'ai eu le plaisir de le contacter et d'échanger par écrit avec ce sensei qu'on voit malheureusement peu en Ile-de-France.

Voici le résultat de ces échanges très simples et directs. Luc m'a également fait l'amitié de me transmettre quelques photos des années 80 et vous reconnaitrez notamment un certain Philippe Gouttard :-).

Bonne lecture.

Luc Mathevet dans les années 80 (source : collection personnelle de Luc Mathevet)

 

Pierre/Aïki-kohaï : Pourriez vous nous parler de vos débuts en Aïkido ? Pourquoi être allé vers cette discipline ?

Luc Mathevet : Sans grande originalité, je pense que j'étais à la recherche d'une activité pour me construire, devenir plus fort face à l'adversité, l'incertitude et les vicissitudes de la vie d'un adolescent. Bien sûr c'est le vocabulaire que j'utilise aujourd'hui, à l'époque j'ai été simplement touché par l'énergie communicative et la noblesse d'attitude que dégageaient les mouvements. Avant les mots et les concepts, j'ai le sentiment que c'est l'image qui vient nous mobiliser inconsciemment.

Pierre/Aïki-kohaï : Aviez vous déjà un parcours sportif avant l'Aïkido ?

Luc Mathevet : Avant l'Aïkido j'ai pratiqué la gymnastique sportive et le handball, de bonnes expériences pour développer la conscience du corps et l'agilité, mais aussi apprendre à observer et comprendre la logique d'un mouvement. En handball nous avons appris à articuler des compétences individuelles dans une équipe et à les mettre au service  d' une tactique, d'un mouvement collectif. Si l'on veut bien écouter, observer et analyser, le sport est une bonne école, cela a participé aussi à ma formation psychique et intellectuelle.

Pierre/Aïki-kohaï : Connaissiez vous déjà un peu les arts martiaux ou pas du tout ?

Luc Mathevet :  Au collège et lycée j'ai été sensibilisé au judo en suivant plusieurs cycles de judo en Eps, avec et des judokas de club, c'est intéressant pour comprendre la construction du déséquilibre, l'engagement du corps, les situations d'oppositions etc. Je m'en sert encore dans mon approche technique et pédagogique, j'ai plusieurs élèves 3 dan de judo avec lesquels je continu cette recherche.

J'ai aussi préparé le 1er dan et le tronc commun BE1 pendant mon service militaire, le close combat a été une expérimentation pratique et rustique, sans objectifs mystérieux, ni un sport, ni un art, cela permet ensuite de bien situer chaque activités dans  son contexte.

 

Pierre/Aïki-kohaï : C'est une expérience que tu as eu ensuite envie d'explorer à nouveau ?

 

Luc Mathevet :  Effectivement, j'ai prolongé et partagé ce lien avec mes élèves lors de stages co-animé avec un expert en sécurité, Christophe Sainte-Agathe, policier et formateur sécurité qui connait à la fois les situations d'intervention, et la compétition de haut niveau ( vietvo dao, karaté daidojuku, champion en 2003 combat en cage) sans confondre les deux.

Entre le 2 et le 3 dan j'ai également pratiqué le karaté avec Monsieur Jean-Paul Gros, Vice Champion d'Europe de Full Contact et Champion de France de Karaté par équipe, animateur avec Dominique Valéra de l'Europe karaté club à St Etienne, un professeur dont le parcours va du karaté classique des années 70 en passant par la boxe américaine, le shito ryu jusqu'au tai chi. Suivant les thème de cours j'ai alors retrouvé et travaillé les différents contextes d'affrontement à visée pratique de défense, rituel sportif mimétique et voie martiale. Avec une intensité équivalente à celle de la pratique des armes. Le travail sur les postures, la respiration, le timing, le kime et les ouvertures m'a été bénéfique. Le tout sans aucune prétention de palmarès sportif, l'important pour moi étant de nourrir son expérience, d'éclairer le chemin.

 

Luc Mathevet et Philippe Gouttard (source : collection personnelle de Luc Mathevet)

 

Pierre/Aïki-kohaï : Revenons en 1983 (tes débuts), je crois que ton premier sensei était (déjà) Philippe Gouttard ? Le rythme était-il aussi intensif qu'on le dit ? (sourires)

 

 Luc Mathevet :  Oui j'ai débuté avec PhiIlippe, le rythme était intensif mais accessible comme à Mèze par exemple mais toute l'année.

Pierre/Aïki-kohaï : Philippe dit souvent lui même qu'il a "beaucoup changé" depuis ses débuts. Que peux-tu me dire de sa pratique à cette époque ? 

Luc Mathevet : Nous avons tous changé, parce que nous avons évolué , je l'espère ! (sourires) La pratique était dynamique mais déjà suffisamment centrée et ergonomique pour qu'il n'y ai pas de blessure, donc le respect des articulations et le placement de uke étaient déjà mis en évidence et cela c'est affiné encore au fil du temps.

 

Pierre/Aïki-kohaï : A quel moment as-tu eu envie de découvrir d'autres enseignants et d'aller en stage ?

 

Luc Mathevet : La première année je n'ai pas suivi de stage du tout, mais Philippe nous sollicitait régulièrement et dès la deuxième saison j'ai commencé ma carrière d'Aïkidoka itinérant avec un stage de Christian Tissier à Clermont- Ferrant, après beaucoup d'autres ont suivi jusqu'à l'Aïkikaï, ce fut un parcours de formation, pour ne pas dire initiatique, c'était un "Mémé Jacquet" de l'Aïkido, Philippe ! (rires) Toujours faire progresser le collectif, chacun à son niveau .

 

Pierre/Aïki-kohaï : En quelle année as-tu fait la rencontre de Yamaguchi Sensei ?

 

Luc Mathevet :  Depuis 1988 je pense lors des stages de Pentecôte à Paris et quelques uns à Toulouse, les cours du lundi et mardi à Tokyo et un stage à Kamakura, mais je ne faisais pas partie du premier cercle, il n'a dû me projeter que trois fois en tout et pour tout! Pour autant j'ai pu bénéficier  du rayonnement de son enseignement, de sa " filière pédagogique", grâce à ceux qui le suivaient c'est la force de la transmission. Les mots qui me viennent : incisif, relâché, percutant ( les tai atari), disponibilité et écoute de uke, finesse et noblesse de l'attitude.

 

Pierre/Aïki-kohaï : Tu as fait ensuite la rencontre d'autres enseignants comme Endo sensei, Yasuno sensei et bien sur Christian Tissier sensei. Peut-on dire que ces enseignants ont influencé ta pratique actuelle ?

 

Luc Mathevet : Oui ils ont influencé ma pratique, j'ai suivi plus régulièrement Christian Tissier sensei et Endo sensei qui  par leurs exemples ont alimenté la rigueur et la précision technique et aussi ma recherche sur la connexion et le relâchement.

 

Pierre/Aïki-kohaï : D'autres professeurs ont ils contribué à ton évolution ?
 

Luc Mathevet : Oui,Miyamoto sensei, Saotome sensei, pour leurs approches différentes des principes qui oblige à un changement de point de vue. En France, Lilou Nadenicek pour son exemplaire et inspirant parcours de budoka, Bernard Palmier et Franck Noël pour la dimension pédagogique et réflexive lors des Séminaires CTN aini que des sempaï comme Pascal Norbelly et Arnaud Waltz, c'est toujours une question d'échange et de transmission.

 

Luc Mathevet (source : collection personnelle de Luc Mathevet)

 

Pierre/Aïki-kohaï :  Depuis 1992, vous allez régulièrement au Japon. Est-ce pour vous un passage obligé dans le parcours d'un pratiquant ? Que tirez vous de ces expériences ?
 

Luc Mathevet : Pour moi ce n'est pas un passage obligé pour tous les pratiquants, mais vivre dans le bain culturel peut aider à s'imprégner des principes. Dans mon cas c'était indispensable pour avoir une assise plus large dans mon Aïkido, Philippe m'a "drivé" là bas sur les premiers séjours et j'ai eu la chance d'avoir pour partenaire des "pointures" uchi deshi, assistants et futurs sensei à l'époque, notamment Kuribayashi sensei, Kanazawa sensei, Tsugawara sensei, et aussi Tony Hind, Irie, Fujimaki , Bruno zanotti et d'autres du Brésil, d'Italie etc.. C'était "l'INSEP" de l'Aïkido pour moi, c'est l'opportunité qu'offre l'AïkiKaï, une pratique foncière tous niveaux et quelques moments exceptionnels qui vous tirent vers le haut.

Pierre/Aïki-kohaï : A la suite de Philippe Gouttard, tu as ensuite pris la responsabilité du Dojo puis le poste de D.T.R. Comment avez-vous vécu cette transition ?

Luc Mathevet :  Lourdes responsabilités, mais challenge vital pour moi qui voulait m'investir professionnellement. Il fallait être à la hauteur de l'opportunité et de la confiance  que m'offrait Philippe et le comité directeur. L'aspect "multi-tâches" du poste de DTR était riche et permettait d'exploiter tous les contenus du BE2.

Pierre/Aïki-kohaï : Qu'évoque pour toi l'enseignement en Aïkido ? Aviez vous envie d'enseigner et de transmettre dès le départ ?

Luc Mathevet :  Enseigner c'est approfondir la discipline parce que cela implique d'explorer toutes ses dimensions , de déployer tous ses potentiels, les différents situations d'animations sont là pour ça: stage technique, école de cadre, préparation grade, applications, formation à l'évaluation, etc..du moins c'est comme cela que je les perçois. Cela constitue une opportunité de partage et de donc de transmission, l'outil fédéral bien compris répond à cet objectif.

 

Pierre/Aïki-kohaï : L'enseignement de Gouttard sensei est très imprégné par l'osthéopathie, une logique biomécanique et bien sur la sensibilité du corps. Partages-tu ces différentes sensibilités ?

 

Luc Mathevet :  Oui, je partage cette démarche, sans être expert, affiner la compréhension du corps permet d'être plus pertinant dans les propositions de travail, d'éviter les traumatismes et donc de pratiquer plus longtemps en bonne santé.

 

Pierre/Aïki-kohaï : Comment vis-tu la pratique confinée en ce moment ?

 

Luc Mathevet : Difficilement comme tous le monde, le taïso m'aide à entretenir un niveau d'énergie, des armes, la visualisation  et un peu de méditation pour "couper" l'anxiété du confinement et de l'après. Il s'agit d'atteindre une certaine hauteur de vue pour se projeter positivement dans le futur.

 

Pierre/Aïki-kohaï : Pour le Mot de la fin, as-tu quelques conseils de base pour les plus débutants qui découvrent encore notre discipline ? Quelques pistes ?
 

Luc Mathevet :  Le but de la pratique c'est la pratique, la progression et la transformation de l'individu dans toutes ses dimensions. Donc pratiquez beaucoup pour engranger des sensations et, de loin en loin, analysez, posez la réflexion. Sans travail de fond les discussions(surtout sur le tapis) sont inutiles et nous coupent de l'élan vital et bénéfique des mouvements. Comme uke ne bloquez pas ( sauf indication de l'enseignant) car  cultiver la disponibilité physique, de fait, développe la disponibilité mentale, le lâcher prise, la perception du mouvement de l'intérieur. Pour moi on apprend en chutant, refuser de chuter c'est comme refuser de tourner les pages du livre dont on voudrait intégrer les connaissances.

 

Luc Mathevet exécutant une projection (source : collection personnelle de Luc Mathevet)

 

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Arts martiaux, #Pratique de l'Aïkido, #Entretien

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