Le sabre sur le chemin du coeur : Entretien avec Alice Feneyrols

Publié le 15 Janvier 2015

Alice Feneyrols lors du stage "Aïkido au féminin" en décembre 2014 (source : AF, Photo : Arnaud Hebert)

Alice Feneyrols lors du stage "Aïkido au féminin" en décembre 2014 (source : AF, Photo : Arnaud Hebert)

En cette année 2015 qui démarre plutôt gravement, il était de mon devoir de kohaï facétieux de vous replonger dans la pratique avec un brin de sourire saupoudré de bonne humeur. Le professeur que je souhaite vous présenter, par le biais de cet entretien, est donc  d'autant plus important à mes yeux qu'elle représente ce que j'apprécie dans l'Aïkido d'aujourd'hui et qu'il faut absolument diffuser autour de nous: de la joie, un réel intérêt pour les valeurs qu'incarnent notre discipline en dehors des tatamis et surtout une immense bienveillance.

Sans vouloir faire le bisounours engagé, c'est ce dont le monde à le plus besoin en ce moment.

Mais Alice Feneyrols (oui, toutes ces qualités sont les siennes et non je ne suis pas un gros fayot sans scrupule) est plus que cela comme j'ai pu m'en rendre compte tout d'abord en entendant parler d'elle par mon amie Etsuko Iida (qui étudie avec sérieux le kenjutsu auprès d'elle) puis en faisant sa rencontre lors du stage de Guillaume Erard (où elle servit un peu de uke, d'ailleurs).

Sans faire de grands discours, sans tambour ni trompette, Alice est aussi une passionnée du buki waza (le travail aux armes) qui aime faire partager sa passion, c'est aussi une femme engagée pour plus de reconnaissance de l'Aïkido au féminin et surtout quelqu'un de très simple et ouvert à l'humour décapant.

Que dire de plus de positif avant que cela ne devienne suspect (je vois que ma femme m'observe avec un oeil bien noir, un mochi tueur à la main) ?

Pendant les fêtes et lorsque d'autres s'imbibaient de Montbazillac, c'est avec un grand intérêt que nous avons pu échanger avec Alice dans un café Parisien sur son parcours de pratiquante, sur son ressenti d'enseignante, sur Inaba senseï, sur la pratique du sabre et sur l'école Kashima Shin Ryu. Evidemment, je vous propose un condensé de nos conversations a posteriori et avec son accord.

 

Pierre (Aïki-kohaï) : Bonjour Alice !

Alice F. : Bonjour Pierre.

Pierre (Aïki-kohaï) : J'ai lu que tu as débuté à 13 ans ta "carrière" martiale dans un club de Carrières-Sur-Seine (78) avec Fabrice Polteau. Peux-tu me parler de tes premiers cours ?

Alice F. : C'est un souvenir sympa. A l’époque, j’étais allée en survêtement/T shirt à mon premier cours avec un ami d'enfance. J'ai été immédiatement prise en charge par un des «sempaïs» (pratiquant expérimenté) du dojo, qui m'a montré beaucoup de déplacements et quelques techniques. Je ne pourrais pas dire aujourd'hui quelles étaient ces techniques, mais je me rappelle surtout du lendemain et des courbatures (rires). J'étais assez étonnée d’en avoir au niveau des jambes, car je faisais du tennis depuis plusieurs années quand j’ai débuté l'aïkido et cela sollicite beaucoup cette partie du corps également.

L'ambiance du dojo, était très bonne. J'ai tout de suite été intégrée par les gens. Il y avait aussi la convivialité associative qui m’a beaucoup plu.

Pierre (Aïki-kohaï) : As-tu ensuite pratiqué avec le même professeur pendant plusieurs années ?

Alice F. : Oui, pendant 6 ans. De 13 à 19 ans.

Pierre (Aïki-kohaï) : Avais-tu des difficultés particulières, quelque chose dont tu te souviens ?

Alice F. : J'avais la chance d'avoir pratiquement atteint ma taille adulte ce qui a facilité mon intégration. C'était un club très rigoureux, mais je me rappelle que les gens étaient très attentifs aux débutants. La pratique, le contact avec les personnes, la culture japonaise, l'art martial, les multiples dimensions de la discipline me plaisaient vraiment. Les clubs de judo ou de karaté du coin étaient plus axés sports et/ou compétition, donc l'aïkido m'a tout de suite accrochée puisque je voulais faire un art martial.

J'étais attirée par l'aspect « traditionnel », le hakama, l'étiquette, le fait de faire des armes. La diversité des situations de pratiques m'a plu. La discipline proposée me semblait complète et se rapprochait dans mon imaginaire d'adolescente de ce que j'attendais d'un art martial.

Pierre (Aïki-kohaï) : As-tu eu envie de passer rapidement des grades ou cela est venu bien après ?

Alice F. : Les passages de grades étaient prévus environ tous les six mois et l’on respectait les délais minimums entre chaque passage suggérés dans le guide du débutant. Je me rappelle avoir acheté les bouquins pour réviser un minimum parce qu'à l'époque je ne parlais pas un mot de japonais (ndlr : Alice me précise qu'elle continue aujourd'hui à étudier/entretenir son japonais, langue difficile). En tout cas, la progression s'est faite assez vite grâce au niveau technique du professeur et des pratiquants qui m'entouraient.

Quand tu pratiques avec des yudanshas (ceintures noires) d'un bon niveau, c'est plus facile de progresser et de passer tes kyus (grades avant la ceinture noire) (rires).

Pierre (Aïki-kohaï) : Avais-tu déjà commencé à aller en stage ou bien as-tu attendu longtemps comme le font parfois certains kohaïs ?

Alice F. : C'était un peu compliqué à l'époque. J'étais ado, je n'avais pas de voiture. C'étaient mes parents et les gens du club qui m'emmenaient. J’allais surtout aux stages privés de Fabrice et aux interclubs qui étaient faciles d'accès pour moi. Il me semble aussi qu’il y avait moins de stages fédéraux que maintenant.

Pierre (Aïki-kohaï) : Est-ce que tu pratiquais déjà les armes à tes débuts ?

Alice F. : Oui, j'en garde un bon souvenir. On allait parfois dans la salle de danse en face du dojo pour y pratiquer les armes. Je me souviens d'un dimanche matin ensoleillé où l'on travaillait avec le bokken. A d'autres moments, je me rappelle qu'on travaillait également le jo et le tanto. Je n’ai pas souvenir d’un cours d’armes fixe dans la semaine, mais on en faisait, notamment durant les stages privés de Fabrice. Les cours étaient accessibles aux débutants. J'en ai fait dès le commencement. J’ai toujours le set d’armes que j’avais acheté via le club de Carrières la première année, grâce à mon sempaï Didier Marsy (rires).

La pratique des armes m’a tout de suite plu ; elle m'a donné envie d'en approfondir l'étude, malgré le peu de supports qu’il y avait à ce moment-là.

Pierre (Aïki-kohaï) : Tu as ensuite poursuivi ton apprentissage avec Pascal Durchon (ndl :récemment promu 6ième dan, un grand bravo à lui) qui a repris les cours dans ton dojo (ndlr : Pascal enseigne toujours au dojo de Carrières-sur-Seine ainsi qu'à Eragny sur Oise), c'est bien cela ?

Alice F. : Oui, à partir de mon 1er kyu, j'ai suivi l'enseignement de Pascal. En 6 ans, j'étais passée du 5ème au 1er kyu et lorsque Pascal est arrivé, j'étais motivée pour m'engager sur la route du shodan (ceinture noire). A ce moment-là, j’étais en classe prépa et il fallait réviser de tous les côtés ce qui était un peu l'enfer (rires).

Pierre (Aïki-kohaï) : Entre Fabrice et Pascal, le style était-il différent ? As-tu eu besoin de t'adapter ?

Alice F. : Il y avait une différence de pédagogie car ce sont des personnalités et des hommes différents. S'ils ont été formés par le même professeur (ndlr : Christian Tissier Shihan), si leurs techniques sont très proches, leurs personnalités et leurs caractères s'expriment de manières différentes dans la pratique. Dans mon esprit, Fabrice est plus attaché à mon adolescence et Pascal à mon engagement dans la discipline en tant qu'adulte.

Fabrice était axé technique ; il parlait peu. Il aimait passer auprès de ses élèves pour leur faire ressentir directement l'action. Pascal était plus axé pédagogie d'ensemble et dynamique de groupe, mais également pédagogie "one to one", professeur-élève. De plus, je me souviens que Pascal pointait les transferts possibles de la pratique de l'aïkido à la vie quotidienne, tant sur le plan technique que sur celui des valeurs de la discipline.

Ensuite, j’ai commencé à suivre Pascal en stages en France et à l’étranger. Cela a été une ouverture sur l’international, l'occasion de beaucoup de rencontres, à chaque fois dans une dynamique d’échanges et de partages autour de la pratique d’une discipline commune. La possibilité de suivre l’enseignement très riche d’experts en Europe, comme Alain Tendron ou Andrzej Bazylko… et bien entendu le fait de pouvoir aller au Japon, à l’Aïkikai, au Shiseikan, recevoir l’enseignement d’Inaba Sensei, a été une chance extraordinaire pour moi. Ma formation auprès de Pascal a ouvert cet ensemble de possibles. Il m’a également transmis le goût de l’engagement fédéral. Je suis devenue juge fédéral régional, membre de l’ETR, Equipe Technique Régionale, et webmaster du site de la région Centre !

 

 

Alice, donnant un cours ( source : A.F, Photo : Arrnaud Hebert)

 

Pierre (Aïki-kohaï) : Le désir d'enseigner à ton tour est-il venu de tes deux professeurs ou avec la pratique ?

Alice F. : C'est surtout du fait de Pascal, car avec Fabrice j'étais trop jeune, je n'y pensais pas encore. Avec Pascal, j'ai passé mon shodan. Je me demandais alors : Que puis-je faire maintenant pour enrichir de façon significative ma pratique de l'aïkido, lui donner du sens ?". J'avais entendu autour de moi qu'il était très intéressant d'avoir une expérience de l'enseignement, mais je me demandais comment faire. Après réflexion, je me suis inscrite au Brevet Fédéral en Ile de France. Je suivais l’école des cadres le matin et le cours d'armes l'après-midi, tous deux dirigés par Bernard Palmier Shihan. Pascal a naturellement été mon tuteur pour la formation BF et a ainsi commencé à m’enseigner la pédagogie. J'ai posé ainsi un nouveau regard sur l’aspect technique de la discipline. C’est ainsi que grâce à lui j’ai obtenu le BF en 2005, et qu’en une douzaine d’années je suis passée du 1er au 4ème dan, UFA & Aïkikai, DEJEPS.

Pierre (Aïki-kohaï) : Tu en parles avec émotion, on dirait (sourire) ! Ce goût fort prononcé pour les armes vient-il de tes premiers pas de kohaïs ?

Alice F. : Oui, c'est vrai, je l'avoue (sourires). C'était là dès le début avec Fabrice et Pascal. Le mercredi soir à Eragny sur Oise, je me souviens de l'heure consacrée exclusivement aux armes. Pour moi, c'était le bonheur. Tout le monde n’apprécie pas la pratique des armes. Moi, cela me libérait au contraire. J'étais vraiment contente de pratiquer à ce moment-là ; c'est toujours le cas aujourd'hui.

Suivre les cours d'armes de Bernard Palmier était « naturel », incontournable au regard de mon goût de cette pratique. Le croisement des regards sur l'enseignement des armes de Bernard Palmier et de Pascal m'a beaucoup appris, même si beaucoup de techniques étaient communes. Expérimenter avec d'autres gens, aller au contact, le fait de pratiquer avec les autres et de partager étaient vraiment sympa. C'est ce que je retiens de mon expérience du Brevet Fédéral dans son ensemble : une grande et belle ouverture au monde de l’enseignement dans le cadre fédéral.

J'ai passé le BF lors de la première année des stages de préparations interfédérales. Là aussi, ce furent des rencontres très intéressantes et l’occasion de pratiquer, d’avoir le point de vue de pratiquants et techniciens des deux fédérations.

Il y avait un esprit « groupe de promo ». On se retrouvait de stages en stages avec Charlotte, Manu, Bruno et Eric Marchand, actuellement DTR Basse-Normandie, qui assistait Bernard Palmier. J'ai pu garder contact avec beaucoup de pratiquants et on se revoit encore de temps à autres pour échanger.

Aujourd’hui, je suis dans une dynamique de formation continue. Je participe activement à l’école des cadres de la région Centre, dirigée par Pascal en tant que DTR depuis plusieurs années. Dans ce cadre, je suis en situation de personne ressource pouvant encadrer des candidats au BF.

Pierre (Aïki-kohaï) : Techniquement le buki waza (la pratique aux armes) de Bernard Palmier shihan  était-il différent de ce que tu pratiquais déjà ? Complémentaire ?

Alice F. : Ce qui nous avait été proposé aux cours d’armes de Bernard était assez généraliste, basé sur des exercices d’aïkiken et d’aïkijo. Cependant, il montrait certaines techniques comme "jo contre ken". Peu d’enseignants proposent cela.

C’était à la fois dans la continuité et la complémentarité des enseignements de Fabrice et Pascal, mais très différent d’un enseignement de ryu traditionnel. Pascal m’a ouvert à ce champ-là en me permettant de suivre l’enseignement d’Inaba Sensei.

Pierre (Aïki-kohaï) : Comment es-tu arrivée au kenjutsu de Kashima ?

Alice F. : Pascal animait depuis plus de dix ans à l'époque, vingt ans maintenant, des stages en Pologne, invité par Andrzej Bazylko, professeur à Varsovie qui est également devenu un ami.

A l’automne 1990, Pascal, jeune 4ème dan de 26 ans, accompagnait Christian Tissier Shihan pour son 1er stage en Pologne. A cette occasion, il a été accueilli par Jerzy Pomianowski, pas encore shodan à ce moment-là. Jerzy est depuis devenu président de la fédération polonaise et ambassadeur de Pologne au Japon. C’est par l'intermédiaire de Jerzy Pomianowski et d'Andrzej Bazylko que Pascal a pu suivre l’enseignement d’Inaba Sensei, quelqu’un de vraiment exceptionnel, véritable « Trésor culturel vivant » comme le dit Pascal.

En tant qu’élève de Pascal, j'ai pu rencontrer Inaba Sensei pour la première fois lors d'un stage à Heidelberg en 2005. Ensuite, j'ai eu l'opportunité d’aller m’entraîner au Japon dans le cadre d’un voyage organisé par le club et l'aventure commençait...

 

Alice, lors de son entrainement au Shiseikan (source : A.F).

 

Pierre (Aïki-kohaï) : As-tu alors reçu l'enseignement d'Inaba Sensei ?

Alice F. : Dans le cadre de mes études d’ingénieur, j'ai étudié le japonais à Tokyo durant 2 mois à l’école de langue « Espace Langue Tokyo ». J’en ai profité pour aller m’entraîner au Shiseikan, dont Inaba Sensei était directeur à l'époque. Au Shiseikan comme à l'Aïkikaï, le Dojocho n'est pas le seul enseignant. J'ai suivi à cette occasion les enseignements de plusieurs maîtres. Ils m’ont beaucoup donné. (ndlr : Alice me parle avec émotion de tous les maîtres qui font cours, un par un, de l'équipe d'Inaba Sensei, puis de celle du nouveau directeur du Shiseikan).

J'ai d'abord reçu l'enseignement d'Inaba sensei par l'intermédiaire de Pascal et d'Andrzej Bazylko.

Quelques années après, dans le cadre d'un « scholarship », j'ai reçu directement l'enseignement d'Inaba Sensei durant un mois et demi.

J'allais à tous les cours auxquels je pouvais assister en fonction de mon emploi du temps. J'ai également procédé ainsi lorsque je me suis entraînée au Hombu Dojo. Cela dit, à l'Aïkikaï, il y a cours presque toute la journée, alors qu’au Shiseikan c’est surtout le matin et le soir. Du coup, je profitais des temps d’entraînements libres pour demander à un senseï ou un sempaï de me faire pratiquer.

J’ai beaucoup de chance d’avoir autant reçu et une très grande reconnaissance pour l'ensemble des personnes qui m'ont accompagnée. Leur investissement à mon égard soutient aujourd'hui mon désir de transmettre.

Pierre (Aïki-kohaï) : As-tu suivi les cours au Shiseikan et ceux de l'Aïkikaï durant chaque séjour ?

Alice F. : Non, chaque séjour au Japon était différent. Certains voyages étaient organisés par le club en partenariat avec le Shiseikan, donc le programme était pré-défini. D’autres voyages étaient dans le cadre privé ; j’avais alors plus de liberté. Parfois, je me consacrais exclusivement à la pratique au Shiseikan. D’autres fois, je pratiquais dans les deux lieux.

Pierre (Aïki-kohaï) : Comment se déroule l'enseignement au Shiseikan ?

Alice F. : L'enseignement est évidemment différent selon les professeurs, un peu comme à l'Aïkikaï. Chaque professeur du Shiseikan a sa propre façon de faire et d’enseigner. Certains enseignent une approche plus orientée sur les pré-requis à la pratique : la respiration, la posture, des étirements, la conscience du corps… ; d’autres sur la pratique elle-même.

Au Shiseikan, il y a une importance égale accordée à la pratique à mains nues et aux armes. Selon les maîtres, les pondérations sont multiples : certains favorisent une pratique ou l'autre. Il y a une culture commune comme à l'Aïkikaï, mais une véritable diversité d'enseignements, se développant en fonction de l’histoire, du parcours et de la personnalité de chaque enseignant.

Pierre (Aïki-kohaï) : Est-ce vraiment très différent ? A quel point ?

Alice F. : Même si la forme est différente, je n'ai pas ressenti d’incohérence entre les professeurs sur le fond. Sur les katas par exemple, l'enseignement est strictement et rigoureusement identique (rires). Mais certains professeurs, comme partout, préfèrent orienter leur enseignement en fonction de leurs recherches, de leur sensibilité et de leurs références.

 

Le directeur du Shiseikan Takashi Araya et l'ancien directeur Minoru Inaba (source : Meijijingu.or.jp)

 

Pierre (Aïki-kohaï) : Peux-tu me parler du dojo en lui-même et du Meiji Jingu?

Alice F. : C'est un haut lieu de spiritualité pour les japonais. Le Meiji Jingu, sanctuaire dans l'enceinte duquel se tient le Shiseikan, est situé à Shibuya, en plein cœur de Tokyo. C'est un temple dédié à l'Empereur Meiji et son épouse. C'est l'un des plus grands lieux de culte Shinto du pays. Le temple est entouré d’immenses jardins. C’est également un lieu de formation des prêtres.

Ce que j’ai ressenti d'exceptionnel, c'est le calme du temple et du parc au cœur du tumulte de la ville. Quand tu y entres, juste avant de franchir le torii (le portail), tu dois saluer et d’un seul coup, à l'intérieur, tu te retrouves au cœur de la nature, dans un lieu de retraite, comme coupé du monde, hors du bruit de la mégalopole.

Les arts martiaux y sont considérés comme une voie de spiritualité.

Les dojos de kendo et kyudo y sont absolument magnifiques.

Pierre (Aïki-kohaï) : Je sais qu'Inaba Sensei enseigne le kenjutsu Kashima, mais également l'aïkido. Est-ce qu'il y a un lien particulier entre les deux au Shiseikan ou bien ses cours sont séparés ?

Alice F. : Le tai jutsu et la pratique des armes sont complémentaires et ont une place très importante dans l’enseignement d’Inaba Sensei.

A Eragny sur Oise, Pascal enseigne une heure à mains nues, et ensuite, une heure d'armes. Le buki waza demande un relâchement, mais c’est la pratique à mains nues, à mon sens, qui facilite cette perception. A chaque chute, le corps est massé naturellement par le contact avec le tapis, favorisant le bien-être et l’apaisement. La pratique a des effets thérapeutiques (rires) !

Ce qui caractérise l’enseignement d’Inaba Sensei est l’inattendu.

Pierre (Aïki-kohaï) : Qu'est ce qui t'a particulièrement marquée dans l'enseignement que tu as reçu là-bas ?

Alice F. : Franchement ? Tout. Avoir la chance de pouvoir s’entraîner et de recevoir un enseignement au Japon, c’est génial.

Dans le Meiji Jingu et l’ensemble de son jardin, on se déplace principalement en marchant, pas en courant ou à vélo. Ce n’est pas un simple parc ; l’ensemble fait partie du temple… Tu imagines des occidentaux jouer au foot dans une église ? (rires). Les Japonais même non-pratiquants ont beaucoup de respect pour ce lieu.

Dans ce cadre privilégié, empreint de profondeur et de spiritualité, on envisage ce que peut être la sérénité, l'enseignement ultime de l’art martial : « réaliser le calme au cœur du chaos ». Cette expérience inspire toute ma pratique martiale.

Pierre (Aïki-kohaï) : Comment as-tu été amenée à enseigner le kenjutsu Kashima ?

Alice F. : Pour la petite histoire, Jerzy Pomianowski, dont je t'ai parlé, a également été diplomate en poste à l’OCDE à Paris. A cette époque, il habitait à Suresnes (92) et Pascal lui a recommandé le club de Puteaux où enseigne Maurice Strasser. Dans ce cadre, Jerzy a initié les élèves du club au kenjutsu Kashima. Quand il est reparti de France pour un autre poste, le club souhaitait continuer les cours. Le président du club a demandé à Pascal s'il connaissait quelqu'un à même de poursuivre cet enseignement. Il leur a parlé de moi et m’a proposé de reprendre les cours. J'enseigne le kenjutsu à Puteaux depuis 4 ans maintenant.

 

Alice, sabre de bois en main (source : A.F)

 

Pierre (Aïki-kohaï) : Comment définis-tu le kiaï? Est-ce qu'il y a un travail spécifique sur le kiaï en kenjutsu ?

Alice F. : Le kiaï pour moi est une forme d'extériorisation de l'énergie.

En kenjutsu Kashima, il est présent à chaque coupe et différent suivant le kata réalisé et selon le moment du kata lui-même.

Pierre (Aïki-kohaï) : Est-ce que tu juges le kiaï important dans la pratique des armes ?

Alice F. : Le kiaï est important dans la pratique des armes. On le voit en kendo, où il fait partie des critères validants pour marquer un point.

La notion de Ki-Ken-Tai, synchronisation entre le déplacement du corps, la coupe du ken et le kiaï, permet d'aider à la concentration au moment de la coupe et, d'une certaine manière, de contribuer à une forme de relâchement des tensions. On dit que « au son des armes et à la qualité du kiaï, le maître mesure la pratique ».

Pierre (Aïki-kohaï) : N'as-tu jamais eu envie d'enseigner aux enfants?

Alice F. : Cela ne s’était jamais présenté auparavant. A la base, j'ai une formation 100% adulte. Malgré tout, j'ai dû remplacer plusieurs fois des enseignants qui donnaient cours à des publics plus jeunes. Pour cela, j'ai reçu la préparation et l'aide de Pascal. Cette année, j'anime des cours enfants et adultes. Evidemment, l'enseignement à destination des plus jeunes n’est pas inné, même pour une femme…

Il est difficile de s’adresser aux plus jeunes de la même manière qu'aux adultes. Il faut réussir à maintenir leur intérêt sur toute la durée, et bien sûr s'adapter au groupe, alterner entre ludique et technique, quand on ne fait pas les deux en même temps. C’est un métier à part entière.

Pierre (Aïki-kohaï) : Je sais que tu as été initiée au kyudo et au kendo. Le kendo est-il très différent du kenjutsu Kashima ?

Alice F. : Sur la façon d'attaquer, de se déplacer, cela peut être très semblable. C'est difficile à expliquer, mais la notion de Ki-Ken-Tai en kendo, où le corps, le ki et le ken doivent se trouver synchrones, est presque la même en kenjutsu Kashima. Cela dit, on peut trouver les mêmes points communs sur du tai jutsu (travail à mains nues) et sur bien d'autres arts martiaux.

 

Alice en action (source : A.F, Photo : Arnaud Hebert)

Pierre (Aïki-kohaï) : Pour en revenir au buki waza proprement dit, qu'est-ce que tu travailles particulièrement aux armes par rapport au tai jutsu ?

Alice F. : Je travaille au développement chez le pratiquant de l’écoute de son propre corps. Quand la posture est bonne, il n’y a pas de douleur, pas de crispations, le corps est droit, ce qui permet d’aborder la notion de shisei, fondamentale dans le buki waza.

C'est une question entre soi et soi-même. Certaines personnes vont considérer le corps comme une machine qui doit obéir, d'autres vont plus appréhender réellement la notion de vivant. Souvent, les différences culturelles sont marquées sur ce point. En France, on dit le corps et l'esprit. Il n'y a pas cette séparation du corps et de l'esprit dans la culture japonaise. « Kokoro » veut dire le cœur, au sens rencontre du corps et de l’esprit, à la fois dans sa dimension affective, mais également dans sa dimension spirituelle. Dès le départ, tu es invité à ce que ces deux dimensions ne fassent qu’un.

Le buki waza n'est pas qu'une série de coupes et/ou de katas contrairement à ce qu'on peut en penser. Il sert aussi à travailler la respiration, à retrouver ou trouver l’attitude juste.

Pierre (Aïki-kohaï) : Dernière question Alice. Comment vis-tu la pratique et l'enseignement dans le monde de l'aïkido ? Est-ce que l'aïkido au féminin a une importance particulière pour toi ?

Alice F. : Il y a toujours des différences. Pas forcément entre hommes et femmes. La principale différence pour moi est brutalité/subtilité. Les hommes comme les femmes peuvent s’y adonner, pour le meilleur comme pour le pire… Il y a également des différences entre la pratique des jeunes et celle des personnes âgées, des gens ayant des soucis de mobilité etc... Il y a aussi des différences selon les personnalités : des hommes pratiquant un aïkido doux, souple, tout en subtilité, et des femmes pratiquant un aïkido plus sportif. Mais l'un des grands atouts de l'aïkido est l'absence de catégorie. Tout le monde pratique avec tout le monde et l'objectif est de nous adapter à tous. En ce qui me concerne, j'ai rencontré parfois des difficultés avec des hommes, également avec des femmes. Il faut écouter son corps et faire ce qu'on peut en fonction de chaque rencontre, dans le respect de l’intégrité de l’autre. Le tout est d'expérimenter les situations d’apprentissages dans la bienveillance vis-à-vis des autres et de soi-même.

A l'heure actuelle, comme tu le sais , je participe à un projet « aïkido au féminin », financé par le CNDS (ndlr : Alice vient de donner un stage hier, avec Jocelyne Vallée et Catherine Ansermino, organisé par la ligue du Centre de la FFAAA). A l’initiative de Jean-Pierre Bayard, président du club de Luisant (28) et soutenu par Jean Liard, professeur du dojo et président de la ligue du Centre, nous faisons la promotion de l’aïkido au féminin. Lors du stage d'hier, le feed-back était étonnant. Les pratiquants faisaient beaucoup plus attention à leur partenaire, qu'ils soient hommes ou femmes. Une pratiquante disait qu'il s'agissait d'une question sociologique, de gestion de la famille, d’une réflexion autour de l’identité de la femme dans notre société. Le projet est de recueillir des expériences, de les partager, de faire évoluer les représentations. C'est enrichissant et intéressant de voir qu'il y a des différences de points de vue, de pratiques, de ressentis, de les mutualiser et de les mettre au travail.

 

 

Les animatrices et participantes du stage Aïkido au féminin (de gauche à droite : Catherine Asermino, Jocelyne Vallée, Florence Poupard et Alice)

Les animatrices et participantes du stage Aïkido au féminin (de gauche à droite : Catherine Asermino, Jocelyne Vallée, Florence Poupard et Alice)

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Entretien

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