Maître et idée du maître en Aïkido et ailleurs

Publié le 30 Janvier 2018

Maître et idée du maître en Aïkido et ailleurs

Roland Habersetzer le disait déjà : "L'absence de spiritualité vraie condamne les arts martiaux externes à une lente mais certaine perte d'intérêt dans la société à venir. Du moins dans la majorité des Dojo actuels, où l'exploitation éhontée de la naïveté des gens a atteint des limites extrêmes".

Je souhaite vous proposer une nouvelle perspective à cette problématique d'exploitation où nous présentons souvent l'art martial "vrai" comme une discipline de transmission d'un certain mysticisme. Par opposition, l'art martial "faux" serait alors un sport creux et sans valeur profonde où le maître n'apprend qu'un catalogue exhaustif à ses élèves-clients.

Et si en réalité, nous prenions d'avantage à cœur la question de la profondeur de l'art sans nous poser d'abord la question des qualités de qui la transmet ?

Je m'explique... (Prenons un doliprane 1000) :

S'il est bien évident que le bagage religieux de Moriheï Ueshiba, fondateur de l'Aïkido, est un élément clef de l'étude des principes de cet art martial, rappelons tout de même que la presque totalité de ses élèves demeuraient ou demeurent encore en incapacité totale de transmettre tout ou partie de cet aspect mystique.

Précisons le également, l'aspect spirituel de l'Aïkido s'est effacé en partie avec la pratique des Doshu successifs, des disciples directs du fondateur et de leurs élèves. Involontairement ou volontairement, cet aspect s'est aussi transfiguré par méconnaissance. Certaines facettes essentielles de cette mystique sont demeurées également cachées ou inaccessibles, et notamment dans les textes et Doka (n.d.a : Poème court utilisé pour transmettre l'essence d'un enseignement martial) écrits par Moriheï Ueshiba.

Si ce point vous intéresse particulièrement, je vous invite d'ailleurs à lire l'article de Chris Lee sur le sujet afin de vous rendre compte à quel point cette spiritualité va échapper totalement à tous les pratiquants modernes, y compris à nos maîtres les plus chevronnés du fait du niveau de compréhension requis.

Rappelons aussi que la "théurgie" de l'Aïkido trouve son essence à la fois dans la secte Omoto Kyo, le shintoïsme, le bouddhisme  mais aussi divers textes anciens comme le Heike Monogatari (平家物語), le "Rikuto" chinois (六韜 /"Liu Tao"), et bien d'autres sources. Par conséquent, même les instructeurs les plus chevronnés seraient bien en peine de décoder la spiritualité "vraie" dans la technique et les principes.

Seul O-senseï lui-même appréhendait donc complètement cette spiritualité de l'Aïkido et il serait bien malaisé ensuite de faire une hiérarchie personnelle de ceux qui comprennent véritablement cette mystique et ses secrets (極意 / Gokui) et les autres..

Qui pourrait faire cette distinction et comment ? A mon sens absolument personne.

Mais si cette spiritualité vraie demeure tout de même le sujet de la critique juste de Roland Habersetzer, se pose en filigrane un élément essentiel.

Qui doit transmettre cette spiritualité à travers l'enseignement de l'art martial ? Il s'agit du "maître", le senseï, l'instructeur ou encore le professeur qui était là avant vous, et peu importe le nom qu'on lui donne.

La transmission du minimum de l'agrégat des valeurs autour de cette mystique incombe à celui qui enseigne de façon pleine et entière. Ce fait révèle la gravité du problème réel :

Nous attendons que les réponses viennent de professeurs qui ne peuvent pas les donner.

L'idée du maître en occident n'est d'ailleurs souvent pas celui qui vous précède mais celui qui maîtrise. Or, bien souvent, le maître ne va disposer que d'un fragment des connaissances de son maître en la matière qui lui même disposait de connaissances parcellaires sur le sujet.

Et si le vrai sujet de la perte que nous ressentons autour des éléments clefs de l'Aïkido se trouve dans l'idée même que nous avons du maître et de ses qualités ?

En pensant qu'il va forcément donner la bonne réponse, nous partons du principe qu'il l'a connait toujours ou qu'il veut bien la donner. Nous plaçons notre enseignant volontairement ou involontairement sur le pied d'estale du "sachant". Certains élèves vont même le faire par intérêt, créant une sorte de déification d'un enseignant supposé faire loi dans sa matière.

Cette dépendance vis à vis du maître va créer une forme de clientélisme. Ce clientélisme amènera fatalement les dérives que nous connaissons toutes et tous.

Il appartient peut être à notre génération de changer l'idée du maître et de rependre en main notre apprentissage. 

Rien n'empêche aujourd'hui l'élève de "voler la technique" au sens ancien du terme, de la faire sienne, de tracer son propre chemin, d'aller étudier les principes tout en respectant profondément ce qu'il a appris et celui qui lui a donné. Il s'agit "juste" d'ajouter une autre dimension à son enseignement (et des milliers d'heures supplémentaires de recherches) et de se positionner en élève actif et non passif dans son instruction. Insistons sur un fait : Respecter ne veut pas dire en réalité...vénérer.

A mon sens, vénérer le maître de façon passive et le placer dans une position pyramidale sans remise en question constante mène à la mort de l'esprit critique de l'élève. Sans cet esprit, c'est la mise en jachère de l'art derrière la technique, les principes et le blocage complet du disciple à l'étape 1 du shu-har-ri qui consiste à imiter servilement jusqu'à épuisement total de la motivation.

L'Aïkido est un bien vivant (et donc créatif) qui doit miser aujourd'hui en premier lieu sur les individus avant de pérorer sur les grandes valeurs supposées que nous sommes censés transmettre parce qu'avec l'Aïkido "nous sommes tous en harmonie/amour/on se fait des bisous" n'est ce pas ? Sans connaissance, sans recherche et sans compétence adéquate hors des sentiers battus, comment transmettre réellement ces valeurs affichées partout ?

Ne sont-elles d'ailleurs pas souvent en décalage avec la mystique ou la spiritualité réelle autour de l'Aïkido du fondateur ou bien de ses élèves ? 

Et d'ailleurs, en aparté, quelles sont bien ces "valeurs" et d'où vont-elles provenir ? Dans le melting pot de "l'esprit du Bushido" (dont vous connaissez peut être la genèse) mélangé à la langue commerciale moderne autour du Budo, on trouve de tout ad nauseam. Honnêteté, respect, rigueur, courtoisie, confiance et j'en passe. Ne soyons clairement pas dupes sur la capacité d'un professeur à faire de vous un modèle de vertu grâce à ce grand gloubiboulga si le fond lui-même de la discipline n'attire déjà pas l'élève sur le tapis dans un laps de temps suffisant.

Le défi est impossible tant que la charge mentale de votre entrainement repose sur votre maître ou l'idée que vous vous faites de lui sur ses capacités alors qu'il ne peut vous donner forcément satisfaction à une époque d'enseignement de masse.

Le maître est il lui même en progression ? Sait-il vraiment où se place-t-il seulement à un degré d'intensité de pratique plus avancé ? Le maître doit-il maîtriser ou questionner ? Faire rêver ou remettre lui même en cause ?

Sans un énorme travail personnel du maître mais aussi de l'élève, pas d'avancée profonde, même avec le maître le plus compétent. A fortiori sur un aspect spirituel et sur celui des valeurs.

En conclusion simple de ce billet : nous ne pouvons pas dénoncer une exploitation de nos professeurs s'il y a pas d'élèves crédules pour les suivre. Gageons que l'absence de spiritualité vraie décriée justement dans les arts martiaux sera bien le cadet de nos soucis quand plus aucun élève ne se posera la question de venir pratiquer faute de maître pour rendre la pratique assez crédible, inspirante et signifiante pour eux.

N'attendons pas que nos maîtres fassent tout à la place de ceux qui arrivent. C'est notre compagnon de route et pas un Dieu vivant. Ceux qui ont fait l'Aïkido d'hier n'attendaient d'ailleurs pas non plus, quoi qu'on en dise. 
 

Maître et idée du maître en Aïkido et ailleurs

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Pratique de l'Aïkido

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article