L'Aïkido, entre évidences et passions : Entretien avec Cassandre Chelle

Publié le 1 Septembre 2015

Cassandre Chelle (source : Cassandre Chelle, photo : Stephane OUZOUNOFF)

Cassandre Chelle (source : Cassandre Chelle, photo : Stephane OUZOUNOFF)

Tout le long de l'année, lectrices, lecteurs, je cherche de nouvelles pratiquantes à vous présenter dans le détail. Evidemment et exactement comme pour nous, messieurs, leurs tempéraments et  leurs attentes, leurs visions et leurs pratiques sont complexes et enrichisantes à la fois.

C'est d'ailleurs bien sur ce qui m'intéresse (et vous aussi) afin de les découvrir.

Cassandre Chelle ne fait pas exception à la règle et c'est avec joie et une extrême générosité qu'elle s'est pliée au jeu de mes petites questions ("online" malheureusement du fait de sa présence en camp d'été et de la mienne au bureau) diverses et variées.

Tellement  de générosité d'ailleurs, que je  dois la remercier chaleureusement. Je vais même avoir de quoi ajouter quelques pistes de recherches à de prochains articles ce qui est une très bonne suprise.

Pour la petite histoire, j'ai découvert Cassandre à titre personnel non pas dans l'Iliade cette fois mais comme l'une des uke de Fabrice Croizé et, connaissant maintenant un peu mieux Tête-de-pas-content-senseï (que j'adore charier mais que j'apprécie beaucoup) comme l'atteste d'ailleurs cet entretien fleuve, je me suis dit qu'il était temps d'aller questionner un peu du coté de St Maur où la jeune femme officie souvent.

Sans plus attendre, je vous laisse donc découvrir ce très riche entretien d'une passionnée (que j'ai dû pourtant condenser un peu) et qui fait s'agiter les neurones déja échauffés par la rentrée :

 

Aïki-kohaï (Pierre Fissier) : Bonjour, Cassandre. Peu connue du grand public, vous êtes pourtant une jeune 3ième dan extrêmement investie. J'ai lu que vous aviez débuté l'Aïkido en 2000 au Cercle Tissier, pouvez-vous me raconter vos débuts dans le détail ?

Cassandre Chelle : Je suis arrivée au Cercle Tissier par hasard, mais j’y suis restée par passion. Après 15 ans de danse (surtout classique) je cherchais une pratique intensive du même ordre, dans laquelle je pouvais m’investir totalement. Quelque chose d’évolutif comme de qualitatif… Au premier regard j’y ai vu un ballet, et suis tombée dans l’aïkido à 22 ans sur un gros malentendu. Certes, mais ce fut la potion magique !

J’étais devenue  « accro » en parallèle de mes études de philo. J’allais à tous les cours dès la première année – débutants (ndl : assurés par Bruno Gonzalez à l'époque) et grand tatami - soit 13 heures par semaine. A l’époque, il y avait une génération de jeunes gradés qui nous balançaient tous azimuts, nous poussaient dans nos retranchements, nous forçaient à attaquer avec les dents s’il fallait. Jamais nous ne nous sentions de trop, les sempais nous mettaient à l’aise en prenant visiblement à cœur notre progression. Les grades ne m’intéressaient absolument point, j’avais un plaisir fou à rester « en pyjama ». Protégée, telle la blanche colombe… (Rires)

Puis un jour Christian (Tissier) m’a dit « maintenant, faut que tu passes tes gardes ». Entendez, réveille-toi, avance ! J’ai enfin compris après la ceinture noire qu’ils faisaient partie d’une progression personnelle, que ces grades représentaient effectivement des étapes initiatiques davantage que des galons de bravoure. Par la suite, chaque fois que j’ai dû m’absenter du tatami ce fût pour des raisons annexes (personnelles, médicales ou financières – car la philo ne nourrit pas sa femme) mais je continuais à penser aïkido et à me languir de la pratique.

 

Cassandre dans l'action

(source : Collection privée de C.C, photo : Stephane Ouzounoff)

 

Aïki-kohaï (Pierre Fissier) : Pouvez-vous me parlez un peu de l'ambiance à cette époque au Cercle Tissier ?

Cassandre Chelle : Vincennes et son armada de gradés (sourires). Rares sont les clubs qui possèdent autant de professeurs sur le tapis comme dans l’enseignement. Christian Tissier assurait deux ou trois jours par semaine, le reste était réparti entre Patrick Benezi, Bruno Gonzalez, Pascal Guillemin, Marc Barchraty et, plus tard, Fabrice Croizé le vendredi. Si besoin, d’autres gradés prenaient le relai (comme Mare Seye peut le faire certains midi). Philippe Bersani prodiguait ses terribles cours de ken du lundi matin (une heure de suburis en traitement spécial débutant) et Olivier Gaurin, qui revenait du Japon, ceux du jeudi matin. J’adorais ces derniers car nous étions à peine une dizaine et, à l’heure où le corps s’éveille, disposés à travailler les sensations.

Sur le tatami, on croisait des « damnés » comme je les appelle : Daniel Bourguignon, Pascal Norbelly, Christian Mouza, Arnaud Walz, Pascal Durchon, etc. (je prie ceux que je n’ai pas cité de bien vouloir m’excuser). Toute une génération de hauts gradés qui laisse forcément un gap aujourd’hui, le temps d’être pleinement renouvelée.

Aïki-kohaï : Je pose souvent cette question pour motiver les troupes mais...aviez-vous des difficultés les premières années ?

Cassandre Chelle : Aucunes, ce ne fut que du plaisir ! Mais la danse a certainement été pour beaucoup dans ces premières années au cours desquelles la faculté à reproduire les mouvements présentés est davantage sollicitée.

Christian a toujours été très présent avec les débutants ; ensuite on pousse comme une herbe folle sur le tatami de Vincennes... alors si on veut progresser il faut se fixer des objectifs, et beaucoup observer. J’espère avoir progressé, en tout cas j’ai beaucoup observé ! Mentalement, je m’imposais des mini-challenges - aujourd’hui encore, seulement leur nature a changé : chuter sans bruit (idiot), chuter un maximum sans cracher ses poumons (moins idiot), rentrer les coudes, aligner le gros orteil, maîtriser le fou du tapis sur un uchi kaiten nage ou tenter le yonkyo sur cette armoire à glace, soutenir un regard, que sais-je encore. Aller saluer les gradés était déjà une épreuve en soi...

Sauf handicap moteur flagrant, il est rare de se sentir en situation d’échec lorsqu’on débute. On peut être frustré, on peut se sentir maladroit ou empoté mais la marge de progression est grande, rapide et bien palpable. Souvent encourageante, au mieux encouragée. Si on est bien accroché généralement on ne lâche rien, n’est-ce pas ?

Bref, l’énergie et l’envie étaient au rendez-vous mais j’étais aussi trop légère et bien trop souple, tel un pantin désarticulé. Je retombais sur mes pattes, mais n’avais aucune structure ! Encore moins de densité… Je ne sais si c’était une difficulté mais en tout cas ce fut ma problématique.

Aïki-kohaï : Peut-on dire que vous êtes comme Hélène Doué "un pur produit du cercle" ?

Cassandre Chelle : On peut le dire oui, « produit » ou « précipité » … Les senseïs reconnaissent souvent l’école Tissier rien qu’au port du hakama vous savez, avant même que son propriétaire ne pose le pied sur un tatami. Il y de quoi être fière et il serait triste que l’on ne reconnaisse pas le style à travers les natifs du Cercle ! Bruno, Pascal ou Fabrice peuvent aussi voir leur patte dans nos gestes, nos attitudes.

Cependant, je suis toujours allée voir « ailleurs ». Histoire de nourrir ma curiosité et ma culture G, histoire aussi d’avoir quelques points de comparaison. De fil en aiguille, je me suis rendue compte que partir à la rencontre des tatamis étrangers (dans le sens de ce qui est autre et différent) offrait la possibilité de travailler sur ses blocages par effet boomerang. Qu’il était sain de rompre les habitudes, qu’on pouvait éprouver les principes de l’aïkido quelque soit le contexte - enfin dans l’idéal car en réalité, quel chantier ! C’est se compliquer un tant soit peu la vie que de vouloir tirer des ponts entre des eaux qui ne se rencontrent jamais, ou rarement… Néanmoins, je reste par principe une adepte des bols d’air et des changements d’éclairage. A condition d’avoir l‘épine dorsale pour supporter ces changements temporaires. Autrement dit, d’être un minimum construit (entendez, dans ses bases) pour savoir où l’on met les pieds et de pouvoir se protéger si besoin est. Il s’agit avant tout de « faire son miel » comme disait Montaigne* ! En revanche, il faut reconnaître aussi qu’il ne se fait jamais en toute impunité. Il y a des codes à respecter, une règle à tenir et une école à défendre. Il m’importe de perpétuer une image positive du cercle, et cela commence par mon propre comportement.

ndl : * « Les abeilles pillotent de ça de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine (…) » (in Les Essais, de Montaigne)

 

Cassandre, lors d'un stage de Goju-Ryu

(source :collection privée de Cassandre)

 

Aïki-kohaï : Parallèlement, est-ce que vous pratiquiez ailleurs ou bien d'autres disciplines martiales ou sportives ?

Cassandre Chelle : Si je vous sors la liste de tout ce que j’ai « essayé » vous seriez atterrés (rires) ! L’idée n’est pas se perdre en chemin ni de se disperser, mon focus reste l’aïkido qui est déjà un sacré « champ de bataille » en soi… Je vais vers d’autres formes d’ « art du mouvement » (terme générique) puisqu’avec le voyage ce sont les recherches qui m’intéressent dans la vie, tout simplement. Elles sont choisies, soit par intérêt direct avec les arts martiaux (wing chun, jujustsu, boxe, daito-ryu, iaïdo), soit en discipline thérapeutique (yoga, barre au sol), soit pour les capacités motrices qu’elles développent (escalade, capoera, ski nautique, danse(s) etc...). Certaines furent des pratiques à l’année ; d’autres sous formes de stages, d’initiations ou de vaccinations. Il y a toujours un lien, un écho, des différences qui éclairent…

Par saison, j’essaye d’avoir une ou deux disciplines annexes en parallèle de l’aïkido, comme des gammes mineures. Parfois je peux pousser plus loin que les bases, parfois le temps me rattrape, mais ces pratiques restent pour moi nécessairement complémentaires, même si le monde martial garde une finalité particulière.

Me suis mise au tango il y a trois ans en découvrant un usage du corps fort similaire à l’aïkido ! Prises d’appuis, centrage, verticalité, écoute, disponibilité. En découvrant aussi un travail musculaire supplémentaire (ischio-jambiers en extension, poussée sur les talons). J’avoue surtout que la danse m’aère du tatami et, pour le coup, parler de « féminité » y ferait davantage sens…

Aïki-kohaï : Effectivement, tout cela part dans toutes les directions (sourires) ! Cela dit, on sent chez vous un besoin très intense de comprendre le mouvement dans un sens plus général ?

Cassandre Chelles : On m’a habituée depuis l’enfance à bouger - physiquement comme géographiquement – de sorte que pratiquer des activités est un modus operandi. Aucun mérite là dedans. De la même façon que partir à la découverte de ce nouveau monde (qu’était pour moi le continent des budos japonais) a été moteur dans ma pratique. La langue, la culture, le pays m’intéressaient alors j’ai cherché à connaître, comprendre, constater les décalages, mais qui ne l’aurait pas fait s’il avait eu le temps pour ? Ce temps n’est pas arrivé par hasard, lui, il a demandé quelques sacrifices … Aujourd’hui, la vie parisienne et professionnelle accaparent alors il faut faire des choix : en parallèle de l’aïkido donc - et en seconde priorité - il y le iaïdo et le tango.

Les nomades ne font pas de vieux os sur les tatamis français et devenir ermite signerait l’arrêt net de la pratique, en conséquence il faut trouver une juste balance entre ses bulles d’oxygène (la nécessaire confrontation avec des pratiques différentes) et son feu de camp (la pratique régulière avec des partenaires qui vous comprennent).

Aïki-kohaï : Etiez-vous déjà une élève aussi assidue dès le départ ?

Cassandre Chelle : L’aïkido a été pour moi comme une évidence. Treize heures par semaine, imaginez, vous avez la réponse. Matins, midis et soirs et encore, je ne connaissais pas les système des stages alors je m’y suis mise bien plus tard. En découvrant les arts martiaux c’est comme si je renouais avec une partie de moi-même. La bagarre, la défense, le jeu, la découverte, l’autonomie, l’indépendance, l’adrénaline, l’observation, l’appréhension, le contrôle, le lâcher-prise. Y’aurait beaucoup à décortiquer et en même temps chacun pourrait s’y retrouver : sentir son corps pétri, douter beaucoup mais ne plus s’excuser, gagner en détermination au fur et à mesure qu’un centrage semble s’opérer.

Vraiment, l’aïkido m’a beaucoup apporté dans mon quotidien car je n’avais aucune confiance en moi. Je ne me sens pas davantage « confiante » mais je me sens équilibrée. Seulement, je m’en suis rendue compte après coup, avec le recul. Il m’arrive de me poser la question de savoir s’il pourrait être remplacé par autre chose, autrement pourrais-je m’en passer ? Je ne vois pas comment alors je continue à m’entrainer et finis par faire partie des meubles, ce qui n’est pas spécialement un atout, sauf pour un ninja !

L’investissement et la progression sont les deux faces d’une même pièce. J’ai vraiment évolué à la préparation du shodan pendant laquelle, comme si j’apprenais à marcher, je me suis redressée… (Fabrice Croizé était dans mon dos, à vérifier ma rectitude !) Je crois que c’est le moment où j’ai vraiment commencé à travailler, à prendre conscience de ce que je faisais. Puis me suis concentrée, structurée, gainée, rodée, alourdie (on parle du ki, bien entendu), assagie, hum, vraiment ? (rires) Toujours est-il que les armes ont cadré ma pratique et calmé mes ardeurs. Parallèlement, mes mouvements se sont clarifiés avec l’enseignement.

 

Cassandre, lors d'une démonstration à la Japan Expo

(source :collection privée de Cassandre)

 

Aïki-kohaï : A quel moment avez-vous décidé de vous investir plus profondément dans la pratique ?

Cassandre Chelle : On peut dire que l’enseignement a été un tournant dans ma pratique. Un jour, Patrice Reuschlé m’a proposé une classe enfant dans son dojo de gare de l’Est. C’était en 2008-2009. Parallèlement, je commençais à faire les cours d’aïkido dans les stages enfants multi arts-martiaux du Cercle Tissier – stages qui ont lieu sur les vacances scolaires et qui sont organisés par le professeur de judo Fabrice Chevalier, avec qui je continue de collaborer. En conséquence, je suis partie m’inscrire à l’Ecole des Cadres animée par Bernard Palmier et suis sortie toute esbaudie major de promo au BF, ce fut une grande première ! J’avais pourtant l’impression de ne plus rien savoir, car le recul théorique avait violemment perturbé ma pratique à force de dissections. Il fallait tout reconstruire et mon aïkido a changé je crois, peut-être parce que je ne pensais plus à « comment faire » mais à « comment le faire comprendre ».

Les difficultés commencent maintenant – curieusement - avec le poids des années et les bagages qui s’accumulent. Comme s’il devenait difficile de retrouver cette légèreté originelle... du corps comme de l’esprit. On court après la technique pour pallier les aptitudes purement physiques qui vont aller en déclinant. Mais l’économie de geste inhérent à la technique ne permet plus, désormais, de se défouler comme les premières années ! On perd en cardio par exemple. Alors il faut accepter de travailler autrement, de voir sa marge de progression technique s’amoindrir comme peau de chagrin pendant qu’elle s’affine, enfin de modifier la nature de ces challenges qu’on s’impose... Ceux-ci deviennent moins physiques (après 35 ans) mais doivent rester pertinents niveau moteur : l’aïkido « c’est la liberté » mais c’est aussi un combat contre soi-même, un lieu où il est difficile de s’endormir sur ses lauriers.

Le mental est une composante essentielle dans la pratique des budos, et responsable pour beaucoup de cet investissement à long terme. Pour ma part, j’ai toujours été très joueuse mais n’ai (hélas) aucun esprit de compétition ! J’aime le jeu pour le jeu, le fair play à l’ancienne. Et dès qu’il faut compter les points, ça me glace. A priori, me direz-vous, voilà qui est parfait pour l’aïkido, seulement mon petit doigt vous dit que les choses ne se passent réellement ainsi… Le pouvoir ou la domination en tout cas ne nourrissent pas trop mon égo qui leur préfère les échanges gratuits et surtout égaux.

Autrement dit, si d’aucun veut prendre le tatami sur lequel je suis assise, bien je lui laisse ! Qu’il s’y fige même… A long terme, cela peut devenir un handicap car vu comme une fuite alors que, de mon point de vue, la meute et le territoire doivent être des repères non des chaines.

Aïki-kohaï : En parlant d'enseignement, J'ai vu que vous enseignez à présent à St Maur des Fossés dans le 94. Votre envie de transmettre était-elle déjà là où bien est-ce arrivé tardivement ?

Cassandre Chelle: L’envie de transmettre est arrivée au fur et à mesure. L’année de l’Ecole des Cadres, j’y ai retrouvé un frère d’arme que j’avais perdu de vue: Samuel Politzer. Il m’a ouvert une classe au dojo de Saint-Maur qu’il avait eu à charge de reprendre ; et je l’ai conduit auprès de Fabrice Croizé qui nous a formé et soutenu dans la préparation du BEES (en 2010). Après trois ans et demi de cours adultes à Saint-Maur, il était temps que je sorte du statut de bénévole…  Actuellement, j’interviens sous forme de stages à Lagny-sur-Marne et en cours particuliers à la demande, mais l’enseignement régulier me manque énormément. Il est constitutif de ma progression et aujourd’hui j’ai grand besoin de ce « laboratoire » où les idées, les connexions et les développements pédagogiques se font au même moment que l’on transmet. En réflexion, ou en synchronicité. Il m’importe de voir une classe grandir et s’épanouir, je me nourris de la voir travailler.

Aïki-kohaï : Vous avez eu la chance de bénéficier de l'enseignement direct de Christian Tissier. Pouvez-vous me parler un peu de lui ? Que vous évoque t'il aujourd'hui ?

Cassandre Chelle : Christian, c’est le patriarche, la référence, et puis le visionnaire…

Christian Tissier est une figure paternelle, comme pour la plupart d’entre nous. Il a toujours : un mot pour chacun, la mémoire des métiers, une plaisanterie à raconter. Sur le tatami on dirait qu’il est omniscient, omnipotent mais c’est parce qu’il est extrêmement affuté ! Faut que ça aille vite avec lui ; tout le monde n’a pas sa rapidité de réflexion. Technicien surdoué et pédagogue brillantissime, je ne l’écoute que depuis 15 ans mais j’aurais déjà dû noter toutes ses évolutions. Rien qu’en nombre de kote gaeshi, de shihoo nage, d’irimi nage proposés, sa création impose le respect.

Christian, c’est aussi celui que j’ai toujours vouvoyé sur un tapis. Celui à qui je n’ai jamais parlé ni de mes problèmes perso, ni des mes doutes d’aïkidokate. Par pudeur et surtout parce que ce n’est pas son rôle.  En terme de relations humaines stricto sensu je peux donc vous en parler très peu, ou alors très mal ; en tant que chef de file de son école, Christian est la référence, celui qui édicte la règle. Personnellement, il n’a jamais été mon professeur « de proximité » au cours de ces années d’entrainement à Vincennes. Ceci-dit, quand le maître vous passe une technique, il vous donne LA sensation que vous cherchiez aveuglément depuis six mois…  c’est souvent un eurêka suivi du désespoir de savoir qu’il faudra attendre un prochain six mois. En attendant, vous avez du pain sur la planche, donc de quoi  vous occuper.

N’ayant aucune fan attitude vis à vis de personne, mise à part peut-être pour Toshiro Mifune,(sourires) j’ai simplement de l’admiration pour ceux qui ouvrent des voies (et pour les yeux bleus). Les inventeurs, les chercheurs, les concepteurs, les découvreurs. Christian Tissier en fait partie et pour reprendre les récents propos d’amis de la FFAB (ndl : l'une des deux fédérations d'Aïkido) « il est, dans le monde de l’aïkido, celui qui fait briller les yeux ».

De mon point de vue, Christian est moderne jusqu’à l’os. Tant et si bien que dans ses mains la tradition reste vivante. Pour son enseignement, j’ai volontairement freiné mon envie de vivre à l’étranger. Quinze ans ont passé et je suis restée à Vincennes… En effectuant des virées par doses homéopathiques sur des tatamis extérieurs, on se rend compte du choix que l’on fait, que l’on fait délibérément. Je suis donc arrivée par hasard au Cercle Tissier, restée par passion mais aussi par raison(s) il faut croire (rires).

Aïki-kohaï : Je peux lire et voir bien sûr que vous êtes notamment proche de Fabrice Croizé. Pouvez-vous me parler un peu de lui et de votre rencontre ?

Cassandre Chelle : Je me souviens de Fabrice beaucoup plus jeune, il était de ceux qui nous tiraient vers le haut, déjà. De mon point de vue, il est démocratique ; mais comme lui se dit élitiste, j’en connais un qui va grimacer en lisant ces mots…J’apprécie le fait qu’il donne à tout le monde et combien il donne de sa personne sur le tatami ; j’approuve la manière avec laquelle il peut faire passer un message sans heurter les égos ; et je remarque que son aïkido est devenu très puissant mais jamais cassant. Peu de blessés chez Fabrice Croizé (cela pourrait être un slogan).

Il est le premier à avoir « cru en moi » si je peux m’exprimer ainsi, en tout cas il est venu me chercher et je lui en saurai toujours gré. Fabrice m’a menée à la ceinture noire, comme il le fait avec tous les petits gradés : il propose un travail adapté à chacun, une piste à creuser, à nous de saisir au vol cette possibilité d’évolution. Quand il voit qu’on s’investi, il nous pousse et nous fait littéralement suer, un vrai travail de fond. Il y a aujourd’hui toute une génération de nouveaux gradés qui suivent Fabrice pour son investissement autant que pour sa technicité.

Il a ensuite été mon tuteur de Brevet Fédéral (car, à Vincennes, c’est un peu compliqué de former au professorat) puis est resté présent et à l’écoute pendant toute ma préparation du BEES. Aujourd’hui encore, quand un doute pédagogique ou technique m’assaille (et ils sont nombreux) je m’en réfère à lui. Il est donc le professeur du Cercle avec qui j’ai le plus « d’affinité ». Mais parce que je suis davantage passée dans ses mains aussi ! Pour avoir beaucoup suivi Pascal, notamment aux armes, et pour retrouver avec plaisir les cours de Bruno ces dernières années (c’est mon emploi du temps qui fait la pluie et le beau temps de mes entrainements saisonniers), je me rends compte que « ukettement parlant » Fabrice reste celui que je le perçois mieux car il a prit le temps de mettre en place ce lien.

A mon sens, Fabrice Croizé travaille sans complaisance. Il nous demande des saisies fortes et des frappes sans concession, et nous propose un travail de hanche extrêmement solide, ancré, sous un buste relâché. C’est un 5è dan qui booste élèves comme partenaires et qui s’arrange pour faire sortir le meilleur. Cela doit être en rapport avec la liberté qu’il nous laisse… car Fabrice accepte la surprise, voilà une force et une grande qualité chez un haut gradé ! Pour peu qu’on respecte le contrat d’honnêteté, on ne se sent ni écrasée ni écrasable, en face de lui, encore moins bloquée injustement. Du coup, quand j’ai la chance de travailler avec lui, je saute sur l’occasion et je gagne un temps fou.

 

Cassandre, en action

(source :collection privée de C.C, photo : Stephane Ouzounoff )

Aïki-kohaï : Qu'est ce qui vous a décidé à le suivre plus particulièrement ?

Cassandre Chelle : Je ne suis pas « plus particulièrement » Fabrice et, au contraire, je n’ai jamais déserté Vincennes pour aller dans son club car il ne l’aurait pas voulu !! Quand j’ai la chance d’être à ses cours, ou de me rendre à ses stages, je prends le maximum mais respecte son souhait que je ne lui sois pas attachée…

Je suis également Philippe Cocconi, pour le iaïdo principalement. Et cette perte de repères me fait grand bien.

Aïki-kohaï : Y a t'il des enseignants qui vous intéresse (Français ou Japonais) et que vous souhaitez suivre un jour ?

Cassandre Chelle : Un jour, j’aimerais voir Donovan Waite à New-York…Un jour, je pourrais rester à vie au Hombu Dojo rien que pour le gracile Osawa senseï. Par curiosité, j’aurais aimé connaître la veine anglo-saxonne Chiba et Shibata, et je regrette avoir loupé les séminaires de Saotome quand il était dans le sud de la France. Enfin, j’ai une passion pour Yoko Okamoto qui a été l’élément déclencheur de mon voyage au Japon en 2009-2010, et que j’aimerais pouvoir suivre davantage.

Aïki-kohaï : On peut vous voir très souvent dans le rôle de Uke. Quelle est votre opinion sur cet aspect indispensable de la pratique ?

Cassandre Chelle : « Très souvent » est relatif vous savez, surtout à Vincennes. Quelques uns me donnent ma chance, parfois. Je parle donc de « chance » car recevoir la technique d’un haut-gradé est en effet un plus dans l’apprentissage. Etre uke, c’est un bonus mais ne pas l’être ne nous retranche rien ! Beaucoup l’oublient. Maintenant, la perception étant le plus court chemin pour la connaissance dans les pratiques martiales, avoir la sensation (uke reçoit de tori) permettra en conséquence de comprendre et de reproduire. Le corps a une mémoire qui est souvent plus rapide que la simple observation, il nous faut donc les deux, la sensation intérieure et la vision extérieure.

Je discuterai donc, Pierre, de cet « indispensable » aspect dont vous parlez, car il instaure une hiérarchie dans l’apprentissage qui me laisse perplexe. Il est fort envisageable d’être uke régulier et ne plus rien ressentir ! Comme une machine à chuter, si bien huilée qu’elle ne voit plus du tout autrui …La qualité du uke ne se joue pas à la fréquence mais à son état d’esprit. Alors que ceux qui ne prennent pas régulièrement ukemi (« recevoir par le corps la technique ») se rassurent, je peux en témoigner : il est quand même possible de progresser et de comprendre un certain nombre de subtilités techniques, même si c’est un peu plus long. Ou alors je rends mon hakama avec ma ceinture noire. En tout cas, le chemin est différent, plus solo, il ne sera pas inintéressant. Parfois on se dit que c’est injuste, mais il faut combattre ce sentiment qui nous empêche d’avancer.

Il n’y a pas de rôle à tenir : uke, c’est être capable de devenir tori et vice-versa. N’est-pas ce que nous faisons sur un tapis en permanence avec notre partenaire ? Que le partenaire ne soit pas toujours votre professeur ne doit pas vous empêcher d’avancer avec autonomie, les gradés sur le tatami sont aussi là pour ça.

Aïki-kohaï : Certains maîtres se réfèrent à l'Aïkido comme une source de résolution de conflit. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Cassandre Chelle : Ce qu’il a été dit et redit sur la méthode d’éducation qu’en la voie de l’harmonie, je ne saurais en parler mieux. Je remarque juste qu’il y a plusieurs sources à la résolution d’un conflit avec autrui. L’aïkido est une méthode, comme le tango en est une autre sauf qu’on y prône dans ce dernier l’amour au lieu de la défense et l’abrazzo au lieu de la projection ou de l’immobilisation. La voie martiale est une solution parmi d’autres. L’« aïki» est intéressant dans ce sens qu’il agit, par définition, dans le déséquilibre avant même que ne s’installe le problème. On ne va cesser de gommer l’action du partenaire en annulant son effet, ou en égalisant sa poussée/force/vitesse (je reprends ici deux termes de Christian Tissier).

Et que dire de nos conflits intérieurs alors ! ? On les appelle troubles, doutes, difficultés, mais ils nous violentent tout autant : ne pas pouvoir dire non, ne pas sentir sa force, ne pas connaître les limites, ne pas oser imposer les siennes… L’aïkido nous ancre dans le sol, et psychologiquement nous stabilise. Le mental et les émotions trouvent leur équilibre en même temps que le corps s’éduque ; comme n’importe quelle autre pratique qui va, gentiment mais surement, modifier notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes.

Pratiquer un art martial apporte une assurance (même si elle est précaire) et une tranquillité suffisante pour influencer l’image que l’on projette aux autres : c’est la détermination. On a prit confiance - à ne pas confondre avec de la suffisance ! - et on travaille nos peurs à l’entrainement donc, dans la vie de tous les jours, finalement le reste passe mieux, les remarques glissent et les pics atteignent difficilement leur cible. En ce sens notre attitude, qui se modifie avec les années de pratique, désarme d’emblée la source de conflit potentiel. A cela s’ajoute une meilleure lecture des intentions d’autrui… L’aïkido, c’est somme toute de la communication positive.

Aïki-kohaï : Un mot concernant le buki-waza ?

Cassandre Chelle : Aujourd’hui, les armes font partie prenante de ma pratique et je ne pourrais pas m’en défaire. J’aime l’exigence que leur travail implique : la patience, la précision, la rigueur. Comme un microscope qui grossit les erreurs de quart par dix, le travail aux armes ne pardonne pas, à plus forte raison au bokken.

Aïki-kohaï : Question finale et sans doute la plus "classique" Quelle est votre opinion sur l'Aïkido au féminin en général et de la place des femmes dans notre discipline ?

Cassandre Chelle : Qu’est-ce à dire ? La femme dans le monde de l’aïkido, en tant que rapport poids-taille ou comme opposition sexuelle ? Que faut-il entendre par « féminin » ? Commencer à se poser ce genre de questions alimente d’une certaine manière des états d’esprits qui n’ont rien à voir avec la discipline. Je comprends l’implication de certaines dans les commissions féminines, leur envie de faire bouger les choses mais je ne crois pas que la discrimination positive soit à même de pouvoir éradiquer les clichés. Au contraire…

Admettons que la taille modifie notre vision du monde, de même qu’un plan de caméra influence notre regard. Alors le poids, la vision des couleurs, une paire de chromosome ou encore des qualités physiologiques, des altérités physiques, tout sera à prendre en compte dans le particularisme. La « nature » n’est pas égale, cela se saurait, et le caractère sexuel y est juste une nuance de vert parmi d’autre. A fortiori il doit influencer notre personnalité donc notre aïkido par extension, puisqu’en tant que pratique l’art développe le corps et l’esprit. Soit, donc le caractère sexuel va modifier la vision qu’à notre partenaire de nous ? Qu’importe ! Avec la technique, tout se gomme : on répond à la technique par la technique, par réponse adaptée à une velléité d’attaque, ni plus ni moins. Il suffit juste de pratiquer avec des partenaires de bonne foi. Mais ça, encore une fois, c’est l’idéal.

En pratique les frontières sont floues, et les flagrantes hors tapis. J'ai entendu un haut gradé pour qui j'ai le plus haut respect expliquer à une débutante que s'il y a si peu de haut-gradées en Aïkido c'est que les femmes "à un moment donné, soit font des bébés, soit virent bizarre". Je crains de me voir basculer dans cette dernière catégorie, c'est triste. J'ai entendu aussi un jeune pratiquant, talentueux et excellent pédagogue par ailleurs, lancer à la cantonnade que plus le temps passe et moins il souhaite travailler avec des femmes parce qu'aujourd'hui il est casé ! Est-ce juste concevable ce genre de pénalité ? Des chairs qui peuvent indisposer un adversaire, très fortes les filles.

Des anecdotes comme cela, je pourrais vous en sortir à la pelle, mais à quoi bon creuser le fossé ? On peut rappeler que l’étonnement est constant sur un tapis, si on veut y porter attention. Que la guerre des sexes se joue, ici aussi. Et qu’il suffit de se sentir en confiance pour que soudain surgisse une remarque qui déchire le voile du respect, un regard qui en dit un peu long… Le paternalisme est une forme de condescendance par exemple, qui limite le développement de son/sa partenaire. L’égalité est une illusion, suffisamment belle pour qu’elle vaille le coup d’être tout de même recherchée.

Chez les budokates, force est de constater que le chemin vers la reconnaissance est long. Le sexisme est loin d’être éradiqué dans les mentalités – occidentales et orientales – d’ailleurs culturellement parlant le Japon n’est pas un exemple en cette matière…mais cela n’est pas un argument à brandir. La connaissance historique peut expliquer pourquoi il y a ce décalage homme-femme dans le monde des arts martiaux mais en aucun cas justifier son existence sur un tatami parisien à sept heures du soir un certain lundi de septembre…Puisque l’aïkido reste un « idéal » soit une idée pure vers laquelle tendre et sur laquelle on travaille, tous chromosomes confondus !

Au jeu du chat et de la souris, je ne souhaite donc donner aucune prise. Et préfère retourner la question : « Quelle est votre opinion sur l'Aïkido au masculin en général et de la place des hommes dans notre discipline ? »

 

Rédigé par Aïki-Kohaï

Publié dans #Portrait de pratiquante, #Entretien

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